Le
texte qui suit, de Roger Martineau, est
extrait du CD sur Compostelle "L'appel
de Saint Jacques", de Patrice et Roger
Martineau (distributeur SERDIF - 1 rue des Garennes,
44810 Héric)
:
un récit de pèlerin jalonné de chansons
d'hier et d'aujourd'hui du chemin de st Jacques.
"Chansons,
récits, chants sacrés (1h05') avec Robert Hossein,
récitant"

1.
Pourquoi aller à Saint Jacques ?
Cette
question, entre pèlerins on ne se la pose pas.
Chacun,
bien sûr, transporte ses intentions, mais au-delà
des intentions, nous ignorons la vraie raison
qui nous fit embrasser la route interminable,
battue par tant de semelles, et dont la destination
ne fait même pas rêver nos enfants.
Est
ce un appel ? Est-ce un désir qui nous précède
? Un besoin qui nous attend ?
C'est
que nous n'avons point l'habitude d'explorer
les méandres de notre âme ou ceux de notre coeur.
Alors, comment formuler une chose aussi obscure,
aussi secrète ? Nous préférons nous taire. Le
mystère, pour fleurir, réclame du silence.
Et
ce n'est pas trop long que cette longue marche.
Et
il n’est pas trop vieux, ce vieux pèlerinage
pour nous ouvrir le coeur,
Et
reconnaître en nous ce qui nous pousse et nous
conduit tout au long du chemin.
Nous
n'irions pas à Saint Jacques si nous savions
pourquoi.
2.
On ne va pas à Saint-Jacques comme on marche
vers Chartres, le pas hardi, rythmé par la ferveur,
le chapelet entre les doigts actifs, aux lèvres,
la prière haute et incessante.
Nous
n'avons ni bannières, ni oriflammes, ni ces
majestueux cantiques des jours de procession.
Nous traversons des villages modestes sans trop
attirer l'attention sur nous. Et nos chansons
sont si communes.
A
Chartres, là-bas, s'en viennent des chevaliers,
des preux, des consciencieux pères de famille,
des hommes aux lourdes responsabilités et au
tempérament de chef. Ils portent dans leur coeur
comme à bout de bras ces êtres que, sans eux,
on nommerait veuves et orphelins. Et sur la
table de travail qui les attend, ils ont laissé,
tout chaud, leur grave et sérieux devoir ainsi
que leur pain quotidien.
Ce
n'est pas une parenthèse dans leur vie: on ne
s'arrête pas de vivre pour aller à Chartres.
Au contraire, on y court entre deux rendez-
vous d'affaires, quérir de l'huile pour la lampe,
afin que son témoignage continue à briller de
ses quatre feux sur le lampadaire de la foi.
(Ô
pèlerins de Chartres, tels des envoyés de Dieu
sur la terre, vous venez déposer votre lourde
prière, une prière de marée haute au pied de
Notre Dame. Vous accourez vers Elle comme on
retourne boire à la Source, comme un enfant
revient plonger dans le ventre de sa Mère pour
renaître plus neuf.)
Nous,
nous n'allons pas vers Notre-Dame. Nous avons
entrepris une peine plus grande pour un personnage
plus petit, moins nécessaire. Ah, ce ne fut
pas rien que de se décider enfin ! Il nous fallait
faire un trou dans notre vie, comprenez, accepter
que nous n'existions plus pour quelques temps.
Alors, nous repoussions toujours au lendemain
l'échéance du départ. Et puis, vous savez bien,
le travail à effectuer, les comptes à rendre,
les êtres à chérir. .. Nous aussi, nous avons
tout abandonné sur notre table. Cependant, notre
pain quotidien, n'attend pas notre retour ;
c'est de suite que nous en avons besoin... pour
marcher...
3.
On ne va pas à Saint-Jacques comme à Jérusalem,
pour délivrer le tombeau du Christ. Nous n'avons
pas d'armure, pas d'épée, notre ambition est
sans mérite et nous ne sommes parés d'aucune
investiture. On ne nous autorise pas au pillage
dans les bourgs: comment oserions nous ? Avec
notre bourdon et nos coquilles, même les chiens
ne nous craignent pas.
Là-bas,
en Outremer, s'en vont tout ceux qui veulent
mourir, les purs, les sans partage, avides d'exploits
et de sacrifices. Ceux qui n'aiment pas la vie,
inaptes qu'ils sont à composer avec elle. Ils
fuient l'ennui et la médiocrité. Ils leur préfèrent
un superbe ennemi et - qui sait ? - les yeux
d'une étrangère. Ils sont partis flambants et
magnifiques, sur des chevaux imaginaires, avec
l'espoir de n'avoir plus à revenir. Eux, ils
vont rencontrer Notre-Seigneur et mourir avec
Lui, et rien ne peut les arrêter.
Nous,
nous avons choisi de rester en terre chrétienne.
L'inconnu nous effraie. Et puis, nous aurions
honte de suivre ces hauts personnages. A côté
d'aussi glorieux desseins, nous ressentons comme
une confusion, l'impression de partir simplement
en visite. Notre périple sera sans éclat, et
sans trop de surprises, notre aventure. Cela
navre un peu notre orgueil de ne pouvoir en
soutirer plus de fierté. Mais c'est ainsi. Si
nous avons choisi Saint-Jacques, c'est que tout
le monde empruntait ce pèlerinage. Nous avons
pensé que peut être il y avait là- bas quelque
trésor pour notre coeur. Et un trésor vaut bien
que l'on n'épargne pas sa peine.
Après,
qu'il sera doux de revenir !
4.
Nous allons à Saint-Jacques parce que nous ne
savions pas où aller. C'est le dernier chemin
auquel un homme de foi eût pu penser. Dieu l'a
préparé pour nous, les gens de rien ou de si
peu, qui n'intéressons personne. Notre vie est
si commune, nos rêves si petits, qu'il ne faut
pas parler de nous dans vos livres d'histoire.
Cela
fut simple. Très simple et très mystérieux,
comme tout ce qui est simple. Nous hésitons
à vous le dire, car le siècle répugne à entendre
parler de la chose: mais ce fut un besoin de
pénitence. Oh, la pénitence, elle ne vous est
pas si étrangère: c'est cette lourde sève qui,
née en vous à votre insu, grossit et monte puis
gémit, jusqu'au jour où le coeur s'impatiente,
monsieur, dans sa carcasse et crie: " Prie!
Prie ou bien marche
!". Nous avons préféré marcher...
Peut-être
marchons-nous parce que nous avions peur de
la mort ? Nous avons tellement négligé notre
vie. Au coeur de notre léthargie, notre sens
du péché s'est réveillé et s'est ligué avec
l'orgueil: nous ne voulions pas mourir sans
gloire.
Mais
les gens de rien manquent d'imagination pour
inventer la route. Il suivent des voies toutes
tracées, des trajets balisés, des destinations
sûres avec des haltes, des abris répertoriés
sur d'anciens carnets de route. Ils mesurent
la part de risque et de garantie et ne sortent
pas sans l'assurance d'arriver à bon port. Aussi,
nous sommes partis vers Saint Jacques... que
nous ne connaissions pas.
Comprenez,
cher monsieur, tout le parcours est habité par
le souvenir des vivants et des morts qui nous
ont précédés. .. Mais non, pas des fantômes
! Juste une compagnie, une présence rassurante,
la main d'un frère aîné. Car ce n'est pas de
nous perdre que nous avons peur mais de la solitude.
5.
Oh, ce n'est sans doute pas bien ce que je vous
dis là: mais aujourd'hui, nous éprouvons la
joie d'avoir abandonné les nôtres. Nous bénissons
le jour où nous nous sommes arrachés à notre
vie modèle. Et dire que nous nous contentions
de vivre ainsi: sans grande infidélité, ni haute
vertu, toujours soumis au temps qui nous dictait
nos gestes et nous liait sans raison à ceux
qui nous sont chers ? Ne le répétez pas, mais
nous nous sentons en vacances ! Merveilleusement
en vacances! Emportés par un immense vent de
liberté. Comme un sourire incontrôlable. Jugez,
monsieur, combien nous sommes incorrigibles
! Nous avançons portés encore par autant de
mauvaises que de bonnes intentions !
Partir,
dit-on, c'est mourir un peu. Et c'est vrai,
là-bas, chez nous, nous sommes presque morts
à tous. Ah ! Qu’on est bien à se promener ainsi
dans la mort ! Il semble que tout peur arriver
enfin, et en même temps que rien n’empêchera
ce qui doit advenir.
On
nous appelle les marcheurs de Dieu; mais nous
connaissons si peu de prières. Nous l'avouons
même, nous n'aimons pas tellement prier. Ça
bouscule notre vie sans importance. Par contre,
connaissez- vous le marmottage? Eh bien c'est
la seule prière qui nous convienne! Et d'un
confort! Je vous la conseille! C'est bête...
Comme
nos pieds... imperturbables, ignorants de ce
qu'ils font, et d'une humeur toujours égale.
Comme nos pieds, nos lèvres empruntent le sentier
battu des Pater, des Ave, des Gloria. .. en
laissant à notre pensée tout son badinage. D'aucuns
doutent que l'on soit protégé, lorsque l'on
marmotte, mais comment en douter sur les chemins
de Saint- Jacques ?
C'est
une route de miracles, savez-vous ? La Sainte
Vierge y est tant de fois apparue !. . . Des
preuves ?... Mais pourquoi, diantre, réclamer
des preuves ? Nous ne sommes pas en laboratoire,
mais en pèlerinage. Autant avouer que nous retournons
en enfance et que nous accueillons tout ce qui
nous y conduit.
On
ne compte plus, les pèlerins qu'elle a secourus
et les âmes qu'elle a sauvées de l'enfer. Non
plus celles qu'elle invita à poursuivre le pèlerinage
bien au-delà de Compostelle... jusqu'au fond
d'un couvent... Ah, reconnaissons-le: la merveille
d'El-Camino, ce n'est pas Saint Jacques, c'est
notre Bonne Mère du Ciel qui toujours veille
sur nous.
6.
On ne vient pas à Compostelle pour voir Saint
Jacques. L'apôtre n'intéresse personne. Quoiqu'il
ne méritât point cette apparence de mépris,
c'est lui, je crois qui l’a voulu ainsi.
Son
unique malheur au fond fut de naître fils de
Zébédée. Nous voulons dire frère de Jean, le
bien-aimé. Jacques avait de son père une timidité
presque maladive; mais de sa mère, que nous
connaissons bien, l'ambition dévorante d'un
tonnerre. Et comme on ne s'adressait jamais
à lui sans appeler Jean, il connut ce que tous
les frères de l'ombre dans l'Histoire ont connu
: le complexe de ne pas se croire aimé pour
soi même. Toutefois, Jacques, profondément honnête,
chérissait son frère que Jésus préférait entre
tous. Mais que faire pour calmer une jalousie
aussi haïe qu'incontrôlable.
Un
jour, lorsque sa mère demanda à Jésus que ses
deux fils siégeassent dans l'éternité l'un à
sa droite, l'autre à sa gauche, Jacques eut
un pressentiment. Il devint triste, sachant
d'avance, (et l'avenir le lui confirma) que,
sans l'avouer, le Christ exaucerait cette requête
pour l'un... mais pas pour l'autre. Et l'autre,
c'était lui. Alors, quoique membre du cercle
très intime du Seigneur (Pierre, Jacques et
Jean), peu à peu, il s'effaça et trouva une
consolation à se faire oublier. C'était là une
mission pour plus tard, bien plus tard. ..
Voilà
pourquoi, pour symboliser les Trois Vertus Divines
en action dans l'Église naissante on parlera
encore de Pierre et de sa Foi, de Jean et de
sa Charité. Quant à l'Espérance de Jacques,
un autre l'usurpera qui n'avait pas connu le
Seigneur: Saul de Tarse, alias Saint Paul. Même
sa mort est passée presque inaperçue. Hérode,
c'est vrai, le fit exécuter sans véritable haine,
et les premiers chrétiens, assoiffés de pureté,
préférèrent propager le souvenir d'un martyr
plus conforme: Etienne, presque un enfant.
Et
sa dépouille ? Eh bien, Jacques se la fit mystérieusement
transporter longtemps et loin, très loin, au
bout de la terre, où il voulut vivre sa mort
dans l'oubli le plus sûr, ce grand apôtre qui
n'intéressait personne...
Personne...
sauf nous, les oubliés de Dieu et de nous-mêmes.
Et nous l'avons reconnu, sans trop savoir, par
intuition... Ce fut comme une prière informe,
née au coeur d'une foule sans berger, de gens
de rien ou de si peu. .. Et le Seigneur l'entendit
si bien, notre prière, qu'il nous concéda son
apôtre comme éternel protecteur.
Ô
SAINT JACQUES, PATRON DE CEUX QUI N'INTÉRESSENT
PERSONNE, PRIEZ POUR NOUS.
7.
Saint-Jacques n'est plus une promesse: je rentre
chez moi.
Le
retour ? Je n'avais pas l'intention de vous
en parler. Personne ne parle jamais du retour
de Compostelle.
La
vie reprend ses droits, et déjà nous nous y
conformons avec un sentiment mêlé de profonde
joie et d'obscure tristesse.
Pour
la première fois de notre existence, nous avons
tenu la promesse que nous nous étions faite
à nous-mêmes: aller à Saint-Jacques. Pour la
première fois, nous n'avons pas écouté nos brumeuses
chimères et nos cafards, nous n'avons pas cédé
au rire facile et aux appétits d'un corps sans
consistance. Pour la première fois, nous avons
pensé à nous. Nous, dans toute notre vérité.
Mais
la tristesse ? D’où vient-elle ?
Notre
seul courage, nous savons trop, fut de sortir
de chez nous. Le reste, toute la peine, ne fut
qu'une longue obéissance. Quelle gloire y a
t il à revenir ?
Avons-nous
honte de retrouver la vie?
Le
péché nous attend: savons-nous d'avance que
nous ne lui résisterons pas ?
Craignons-nous
de n'avoir pas changé ?
A
présent qu'elle est réalisée, Saint Jacques,
pourrons-nous vivre sans cette promesse ?
Et
le Christ, le Christ, où est-Il désormais dans
mon coeur ?
Ô
mon Seigneur, ô mon étoile, ne m'abandonne pas
! Reste en moi pour me conduire en cette vie
tortueuse, mal tracée, mal balisée. Toi seul
es mon Chemin: l'origine, le sens et le bout
du chemin. Inspire-moi une nouvelle promesse,
éternelle celle-là, de t'aimer et demeurer fidèle
à te servir dans tous les gestes de ma vie.
Avec toi, je ne serai plus jamais seul. Ô doux
Sauveur, si grand et si semblable à nous, les
gens sans importance, Tu me regardes. Enfin,
je T'intéresse. Tu te penches sur moi et me
nourris de ton breuvage de vérité.
…...
Saint
Jacques n'est plus une promesse, mais une source.
Il m'a porté vers Toi, Jésus, Jésus, car c'était
Toi qui m'appelais.
R.M.,
Juillet 1998 http://www.martineau-pr.com/
retour à Q.Culture spirit.
|