Diego
Gelmírez: Un archevêque de Compostelle “pro-français”?
Adeline
Rucquoi - C.N.R.S., Paris
La
France de Diego Gelmírez. Art et architecture aux XIe
et XIIe siècles, Journées d’Études, Paris 1 et 2 avril
2010
Diego
Gelmirez (A. Rucquoi) PDF avec notes
Évêque,
puis archevêque, de Compostelle de 1100 à 1140, Diego
Gelmírez aurait été, si l’on en croit sa biographie
dans l’Historia Compostellana, le fils d’un noble galicien,
en son temps gouverneur de la région s’étendant aux
alentours d’Iria. Élevé par l’évêque Diego Peláez (1071-1088),
chanoine de la basilique Saint-Jacques, chancelier et
secrétaire du comte de Galice Raymond de Bourgogne,
à la cour duquel il résidait, il fut nommé, à la demande
des nobles de la région précise l’Historia Compostellana,
administrateur du diocèse entre 1088 et 1094. Les comtes
Raymond et Urraca, poursuit le texte, nommèrent évêque
de Santiago un moine clunisien, Dalmace, qui, au concile
de Clermont en 1095, obtint du pape Urbain II, ancien
prieur de Cluny, l’exemption pour son diocèse, et mourut
à son retour en Galice; Diego Gelmírez fut à nouveau
chargé de l’administration du diocèse jusqu’à 1100,
date à laquelle, se trouvant à Rome “pour prier”, il
y fut promu au sous-diaconat. À Compostelle, “avec l’assentiment
du roi Alphonse et du comte Raymond”, il fut élu évêque
de Saint-Jacques. Quelques mois plus tard, en avril
1101, il reçut la consécration épiscopale à Tolède,
mais ne put se rendre de nouveau à Rome pour y recevoir
le pallium que quelques années plus tard.
En
1105, écrit le trésorier Munio Alfonso, après avoir
obtenu l’autorisation du roi, l’évêque se mit en route
“par des chemins détournés” – “clanculum divertendo
incederet” – dans la mesure où la situation politique
l’empêchait de traverser le royaume d’Aragon; son périple
le mena à Burgos puis “in partes Vasconie”, de là à
Auch, Toulouse, Saint-Pierre de Moissac, Cahors, Saint-Pierre
d’Uzerche, Limoges et Saint-Léonard de Noblat, jusqu’à
Cluny où l’amitié qui le liait à l’abbé Hugues est longuement
soulignée. De Saint-Pierre de Cluny, en allant “per
cellas et possessiones Cluniacensium obedientiarum”,
Diego Gelmírez gagna la Maurienne, puis Suse et enfin
Rome où il reçut le pallium..
En
dehors de ce voyage jusqu’à Cluny et d’un autre voyage,
qui ne put avoir lieu, en 1119 à Clermont, l’Historia
Compostellana signale que Diego Gelmírez avait trouvé,
à son arrivée sur le siège épiscopal, des chanoines
et des clercs “grossiers et ignorants”, ce qui l’avait
poussé à engager des maîtres étrangers pour les faire
sortir des “rudiments de l’enfance”, et à envoyer en
France un certain nombre de futurs chanoines “pour y
apprendre la grammaire” ou “la philosophie”. Écrit à
la demande, et sous le contrôle, de Diego Gelmírez à
partir de 1109 et jusqu’en 1149, l’ouvrage exalte également
la figure de Raymond de Bourgogne parée de toutes les
vertus, déplore sa mort en 1107, se réjouit de l’élection
de son frère Guy sur le trône de saint Pierre en 1119,
précise que Diego Gelmírez introduisit dans son chapitre
“les coutumes des églises de France”, insiste sur l’amitié
qui liait l’archevêque à l’abbé de Cluny Pons de Melgueil
qui servit d’intermédiaire auprès de Calixte pour que
fût transférée à Compostelle en 1120 l’ancienne province
archiépiscopale de Mérida, et ne manque pas d’évoquer
des liens avec l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable.
C’est également dans l’Historia Compostellana qu’apparaît
pour la première fois l’appellation de “chemin franc”
ou “français” – iter francigenus – pour désigner la
voie suivie en Espagne par les pèlerins de Saint-Jacques.
Pour
sa part, le Codex Calixtinus, rédigé en partie sous
l’épiscopat de Diego Gelmírez et compilé en un seul
volume à partir de 1140, fait une large place à Cluny,
Rome et Jérusalem, attribue à Calixte II l’autorité
de l’oeuvre, fait appel à la figure de Charlemagne pour
authentifier la découverte des reliques de l’apôtre
saint Jacques en Galice, évoque de nombreux miracles
de l’apôtre survenus en France, dans les Gaules ou à
des pèlerins originaires du nord des Pyrénées, et affirme
que le départ des chemins de Compostelle se situe en
France dans les quatre grands sanctuaires de Saint-Martin
de Tours, la Madeleine de Vézelay, Notre-Dame du Puy
et Saint-Gilles du Gard.
Cluny
et ses abbés, Raymond de Bourgogne, son frère Guy, archevêque
de Vienne puis pape sous le nom de Calixte II, le voyage
jusqu’à l’abbaye bourguignonne, les liens avec les écoles
de France, l’évocation de Charlemagne, les sanctuaires
de départ vers le “chemin français” de Compostelle:
tout contribue à faire de Diego Gelmírez un prélat “pro-français”,
ce dont témoignerait la production littéraire de son
épiscopat. Dès la fin du XIXe siècle, les spécialistes
de littérature médiévale, Gaston Paris puis Joseph Bédier,
suivis au XXe siècle par Jeanne Vielliard, Adalbert
Hämel ou André de Mandach, considérèrent que le Codex
Calixtinus, en partie ou en totalité, était une oeuvre
“française” et le nom d’Aymeric Picaud lui fut plus
d’une fois associé. Lorsqu’il publia en 1900, le troisième
volume de sa monumentale Historia de la Santa Apostólica
Metropolitana Iglesia de Santiago de Compostela, le
chanoine Antonio López Ferreiro se fit l’écho de ces
opinions et souligna l’admiration exprimée par “l’auteur
français du Ve livre du Codex de Calixte II” qui, ajouta-t-il,
“s’y entendant en architecture, devait connaître les
principales églises de sa patrie”, et qui était “Aymeric”.
Parallèlement, les historiens de l’art qui s’intéressaient
à l’architecture et au décor romans à la suite d’Émile
Mâle voyaient dans le chemin de Saint-Jacques de Compostelle
la voie d’entrée de l’art roman “français” en Espagne.
Les changements dans la présentation des oeuvres romanes
d’Espagne au Musée des Monuments Français sous la férule
de Paul Deschamps en témoignent.
En
1949, Marcelin Defourneaux, alors directeur de l’Institut
Français à Madrid, publia un ouvrage intitulé Les Français
en Espagne aux XIe et XIIe siècles, dans lequel il soutenait
l’idée que l’Espagne de la fin du XIe siècle était “isolée”
et “retardée”, et qu’elle devait aux “Français” – l’ordre
de Cluny principalement, mais aussi Constance et Raymond
de Bourgogne – un aggiornamento qui incluait l’adoption
du rite romain et de la minuscule caroline, la moralisation
du clergé, le développement du pèlerinage à Compostelle,
l’introduction du féodalisme, la création de l’“école
des traducteurs de Tolède”, et l’initiation à l’épopée.
De multiples études furent par la suite consacrées à
l’implantation de Cluny dans la Péninsule ibérique et
à l’occupation de sièges épiscopaux par des prélats
“français”.
La
vie et les actes de Diego Gelmírez, tels que racontés
dans l’Historia Compostellana, et corroborés par le
Codex Calixtinus, semblent confirmer cette thèse, dans
la mesure où l’abbaye, les abbés et l’ordre de Cluny,
la France, ses écoles et ses “coutumes”, ainsi que Raymond
de Bourgogne et le pape Calixte II y jouent des rôles
qui paraissent essentiels. Mais est-ce bien le cas?
Le chanoine administrateur du diocèse de Compostelle,
qui devint son évêque en 1100 puis son archevêque en
1120, et mourut en 1140, était-il “pro-français”?
L’historiographie
a fait d’Hugues de Semur, abbé de Cluny, l’artisan de
la réforme ecclésiastique en Espagne. Parmi les prédécesseurs
immédiats de Gelmírez, l’Historia Compostellana mentionne
Diego Peláez (1071-1088), promoteur, vers 1075, de la
nouvelle basilique destinée à remplacer l’ancien sanctuaire
apostolique. Sous son épiscopat, l’abbé Hugues de Cluny
commença à s’intéresser à l’Espagne. Il obtint tout
d’abord, en 1071, l’exemption du monastère de San Juan
de la Peña dans le jeune royaume d’Aragon, lors d’un
voyage en Castille en 1073, il reçut pour son abbaye,
du roi Alphonse VI de Castille et León, le monastère
de San Isidoro de Dueñas. En 1076, son envoyé, le moine
Robert, obtint pour Cluny San Zoilo de Carrión, sur
le chemin de Saint-Jacques, et l’année suivante San
Juan Bautista d’Heremite de Cerrato ainsi que le doublement
du cens offert à l’abbaye bourguignonne par le roi Ferdinand
Ier.
Mais
Hugues de Semur avait d’autres ambitions que l’accroissement
des rentes et des possessions de son abbaye. À l’occasion
de sa seconde légation en Castille (mai 1078), il reçut
le monastère de Santa María de Nájera “à côté du chemin
qui va à Saint-Jacques” du roi Alphonse VI de Castille,
avec lequel il négociait le mariage de sa nièce, Constance,
fille du duc de Bourgogne, nièce du roi de France et
veuve d’Hugues II de Chalon; le mariage, qui faisait
de l’abbé de Cluny l’oncle par alliance du roi de Castille
et León, eut effectivement lieu au début de l’année
1080.
Cette
même année 1080, le pape ordonna au roi Alphonse VI
et à l’abbé de Cluny de faire justice contre ce “Robert,
imitateur de Siméon le mage, [qui] n’a pas craint de
s’insurger contre l’autorité de Saint Pierre avec toute
l’astuce de la malignité possible”. En dépit de l’ostracisme
qui frappa l’ancien envoyé d’Hugues, entre 1080 et 1102
Saint-Pierre de Cluny reçu encore deux monastères en
Castille, un dans le comté de Portugal, et se vit attribuer,
en 1090, un cens annuel de 2000 aurei mensuels. En 1088,
à la suite du songe du moine Gunzo, avait été entreprise
la construction, à Cluny, d’une nouvelle basilique à
laquelle contribuèrent les généreux dons du roi. C’est
sans doute dans le cadre de ces relations diplomatiques
que l’on peut situer la fabrication, dans le scriptorium
de Cluny, d’un exemplaire richement enluminé du De virginitate
Mariae d’Ildephonse de Tolède qui fut peut-être offert
à Alphonse VI et est actuellement conservé à Parme.
La
réforme grégorienne en Espagne ne fut pas l’oeuvre de
l’abbé de Cluny, soucieux d’accroître le prestige de
sa famille et les rentes de son abbaye, mais celle du
cardinal Richard, abbé de Saint-Victor de Marseille,
une puissante abbaye bénédictine, réformée au Xe siècle,
solidement implantée en Provence et dans la Péninsule
ibérique depuis la première moitié du XIe, et grande
rivale de l’abbaye bourguignonne.
Légat
en Espagne dès 1077-1078, Richard de Saint-Victor, cardinal
de l’Église romaine et abbé de Saint-Victor de Marseille,
appartenait à la maison des vicomtes de Millau, était
apparenté à celle des vicomtes de Narbonne et, à la
suite du mariage de l’une de ses soeurs, à celle des
vicomtes de Marseille. Envoyé en Espagne, Richard présida
le concile qui, en 1080, implanta le rite romain en
lieu et place du rite hispanique, et fut peut-être à
l’origine de la disgrâce du moine clunisien Robert.
De fait, son protégé, Bernard, devint abbé de Sahagún
en remplacement de Robert, puis archevêque de Tolède
en 1085; le légat Richard reçut à cette occasion pour
son abbaye le monastère de Saint-Servand de cette ville.
C’est encore lui qui présida, en 1088, un concile à
Husillos qui déposa l’évêque de Compostelle Diego Peláez,
déjà condamné par le roi, et le remplaça par l’abbé
Pierre de Cardeña. L’Historia Compostellana, qui mentionne
son rôle dans cette déposition, affirme que cette décision,
due au “dard de la confusion et de l’ignominie”, valut
au cardinal d’être privé de sa légation.
En
fait, bien qu’il se fût opposé à plusieurs reprises
au pape Victor III, Richard de Saint-Victor accompagna
Urbain II en France en 1095 et était présent lors du
concile de Clermont. À la fin de l’année 1100, il était
à nouveau légat en Espagne et présidait des conciles
à Palencia et à Gérone. En novembre 1106, le cardinal
abbé de Saint-Victor de Marseille devint archevêque
de Narbonne. La Provence, rayon d’action du cardinal
Richard dont un neveu avait épousé la comtesse Gerberge,
intimement liée à l’ancien royaume de Bourgogne, fait
alors partie des terres d’empire. En 1112, celui qui
était désormais archevêque de Narbonne maria dans l’abbaye
marseillaise sa petite-nièce, Douce, héritière du comté
de Provence, à Raymond Béranger III, comte de Barcelone.
Les
ambitions de Hugues de Cluny pour son abbaye et sa famille
n’avaient donc rien à envier à celles du cardinal abbé
de Saint-Victor de Marseille. Une étude approfondie
des circonstances dans lesquelles Bernard d’Agen ou
de Sédirac fut nommé, tout d’abord abbé de Sahagún (1080),
puis archevêque de Tolède (1085) et enfin primat des
Espagnes (1088), montre à l’évidence qu’il était un
homme du cardinal Richard. Au travers des nominations
auxquelles procéda l’archevêque Bernard dans ses diocèses
suffragants – Palencia, Osma, Ségovie, Sigüenza – se
dessine une carte qui donne une large majorité de prélats
directement ou indirectement favorables à l’abbé de
Saint-Victor au sein du royaume de Castille et León.
Si
l’on en croit Rodrigo Jiménez de Rada – qui écrit un
siècle et demi plus tard –, une série de clercs originaires
“des Gaules” – domaine d’action du cardinal –, occupèrent
les évêchés suffragants de Tolède: Pierre, futur évêque
d’Osma, venait de Béziers, Bernard, futur évêque de
Sigüenza, Pierre, futur évêque de Ségovie, et un second
Pierre, futur évêque de Palencia, étaient originaires
d’Agen, et Raymond, successeur de Bernard à Tolède,
provenait de La Sauvetat. Il est vrai que pour faire
bonne mesure, le De rebus Hispaniae liber de l’archevêque
de Tolède Rodrigo, œuvre destinée à exalter le siège
du primat des Espagnes, leur ajoute Géraud, l’archevêque
de Braga, et Jérôme de Périgueux, compagnon du Cid,
premier évêque de Valence, puis évêque de Zamora, mais
on peut douter du fait que ces deux personnages aient
été réellement choisis par Bernard de Sédirac, l’“homme”
du cardinal Richard de Saint-Victor de Marseille.
La
rivalité entre les deux abbés bénédictins tirait également
son origine de la carte politique de l’époque. Car si
l’abbaye Saints-Pierre-et-Paul de Cluny était située
dans la Bougogne ducale, c’est-à-dire française, Marseille
et la Provence appartenaient à l’empire, comme la Bourgogne
comtale. En 1093 mourut Constance de Bourgogne, nièce
de l’abbé Hugues de Semur. Urraca, sa fille et la fille
du roi Alphonse VI, fut mariée cette même année à Raymond
de Bourgogne, fils cadet du comte palatin de Bourgogne
Guillaume Ier et frère à la fois du comte Renaud II
et de l’archevêque de Vienne, Guy. Urraca avait alors
environ treize ans et son époux, né vers 1059, largement
plus de trente. Alphonse VI de Castille leur confia
le gouvernement du comté de Galice, dont il sépara,
peu après, la région méridionale qui fut érigée en comté
de Portugal et confiée à Teresa et à son époux, le comte
Henri.
Ayant
perdu son appui à la cour avec la mort de sa nièce,
et étant évincé de la province ecclésiastique de Tolède,
Hugues de Cluny orienta donc ses efforts vers la Galice
que gouvernait sa petite-nièce, la fille de sa nièce
Constance.
C’est
probablement ainsi qu’il faut comprendre le “pacte”
de partage du royaume que signèrent cette même année
1093 Raymond, devenu comte de Galice, et Henri, devenu
comte de Portugal. En présence de Dalmace Geret – “in
manu domini Dalmati Geret” –, envoyé par l’abbé de Cluny
pour ce faire, les deux comtes se jurèrent un appui
mutuel dans la perspective de se partager le royaume
de Castille et León à la mort de leur beau-père Alphonse
VI. Le comte de Portugal, Henri, y figure comme familiaris
du comte de Galice, Raymond, c’est-à-dire son serviteur
ou un membre de son entourage.
Face
au pouvoir accordé par les papes au légat Richard de
Saint-Victor, Hugues de Semur entendait donc protéger
ses intérêts dans la Péninsule, en s’appuyant sur sa
petite-nièce, Urraca, et peut-être sur un autre de ses
parents, Henri. Administré depuis la mort de l’évêque
Pierre, en 1090, par le chancelier et secrétaire des
comtes de Galice, Diego Gelmírez, le siège compostellan
n’avait pas reçu de nouveau titulaire. Or en 1094, un
an après le pacte, le clunisien Dalmace devint évêque
de Compostelle; l’année suivante, à Clermont, Dalmace
obtenait d’Urbain II l’exemption de son siège, le soustrayant
ainsi à l’autorité de l’archevêque de Tolède. Dans le
comté de Portugal, Braga, dont le siège était vacant
depuis 1092, reçut en 1096 un autre clunisien pour évêque,
Girard ou Géraud, originaire du monastère de Moissac,
qui, lui aussi, lutta farouchement contre Tolède pour
récupérer la dignité métropolitaine de son siège et
eut gain de cause en 1099.
Il
faut donc probablement voir dans ces vacances des sièges
de Compostelle et de Braga, dans le pacte de 1093, et
dans la nomination de deux clunisiens à la tête des
domaines gouvernés par les comtes Raymond et Henri,
un écho de la rivalité entre Richard de Saint-Victor
et Hugues de Cluny. L’influence du premier s’étendant
à la majeure partie du royaume de Castille et León à
la suite de la restauration du siège métropolitain de
Tolède, devenu primatial, celle du second se vit cantonnée
aux régions périphériques de Galice et Portugal. C’est
dans ce contexte que le jeune clerc Diego Gelmírez,
éduqué à Saint-Jacques dans la curia de l’évêque Diego
Peláez et qui avait séjourné dans celle du roi Alphonse
VI, devint chancelier et secrétaire des comtes Urraca
et Raymond, et administrateur du diocèse entre 1090
et 1094, puis à partir de 1095, avant d’être enfin élu
évêque de Compostelle en 1100. Ses intérêts le portaient
donc tout naturellement vers le “parti” de l’abbé de
Cluny, contre celui du cardinal Richard, abbé de Saint-Victor
de Marseille et de Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome.
L’évêque
Diego Peláez, promoteur de la construction de la nouvelle
basilique, qui avait été emprisonné par le roi Alphonse
VI puis déposé en 1088 par le légat Richard, s’était
rendu à Rome pour récupérer son siège; mais l’affaire
traîna en longueur. Le pape Urbain II étant mort en
juillet 1099, Diego Gelmírez à son tour alla à Rome
pour “prier”. La route qu’il suivit alors n’est pas
signalée par l’Historia Compostellana, mais il est probable
qu’il ait traversé l’Aragon dont le roi Pierre Ier faisait
de larges dons au sanctuaire galicien à l’occasion de
ses victoires, la prise de Huesca en 1096 et celle de
Barbastro en 1100. De Barcelone, celui qui n’était pas
encore sous-diacre aura sans doute évité Marseille et
la Provence, “fiefs” du cardinal Richard resté en France
depuis 1095, rejoignant l’Italie par la mer et revenant
par la même route.
En
mars 1100, Pascal II recommanda le chanoine Gelmírez,
consacré sousdiacre à Rome, “à toute l’Église de Saint-Jacques”
et, le 1er juillet suivant, “l’Église de Saint-Jacques”,
obéissante, l’élisait évêque. Au mois d’avril 1101,
il fut consacré évêque à Tolède en présence du roi Alphonse
VI. Néanmoins, pour assurer l’exemption de son siège,
exemption obtenue par le clunisien Dalmace du clunisien
Urbain II, Diego Gelmírez entendait se rendre à Rome
et y recevoir le pallium des mains du pape. Auparavant,
il organisa en 1102 une expédition à Braga, archevêché
qui revendiquait des droits sur son siège et qu’il dépouilla
d’une grande partie de ses reliques, acte symbolique
par lequel il privait l’ancienne métropole de son pouvoir,
notamment sur Saint-Jacques de Compostelle. Cette même
année, il institua dans son église soixante-douze prébendes
qui devaient être partagées entre tous les chanoines,
y compris les archidiacres et les sept cardinaux.
Le
second voyage à Rome ne put se réaliser qu’en 1105,
alors que le chevet de la basilique de Compostelle était
achevé. Les protagonistes de l’histoire étaient toujours
en place: Hugues, abbé à Cluny – il avait alors 81 ans
–, Richard, cardinal et légat, abbé à Marseille – il
avait probablement plus de 60 ans –, Alphonse VI, roi
de Castille et León – qui avait aussi plus de soixante
ans –, ses gendres Raymond et Henri respectivement comtes
de Galice et de Portugal; mais un fils, Sancho, était
né en 1098 au roi Alphonse VI, de son cinquième mariage,
et Urraca ainsi que son fils Alphonse, né en 1104, étaient
alors destinés à rester en Galice. Seul Pierre Ier d’Aragon
avait disparu en 1104, laissant le trône à son frère
Alphonse dit le Batailleur, ce qui obligea Diego Gelmírez
à passer les Pyrénées en évitant le royaume d’Aragon
et donc en traversant les partes Vasconie.
L’évêque
de Compostelle emprunta peut-être la route du col de
Cize où, à Roncevaux, existait un petit gîte pour les
voyageurs – la grande abbaye n’y fut fondée qu’en 1127
et dotée de rentes vers 1134 –, et parvint à Auch, où
dut l’accueillir Raymond II de Pardiac, archevêque de
la ville et primat de Novempopulanie (1096-1118). Car
Diego Gelmírez organisa son périple en alternant entre
les monastères clunisiens et les prélats importants,
non sans visiter au passage les possessions du sanctuaire
galicien dont il était titulaire. C’est ainsi que, lors
de son passage mouvementé à Toulouse, il rencontra peut-être
l’évêque Isarn (1072-1105) ou l’évêque Amelius Raymond
du Puy (1105-1139), qu’à Cahors il fut sans doute reçu
par Géraud III de Cardaillac (1083-1112), qui avait
obtenu en 1088 du comte de Toulouse la juridiction sur
Cahors, et qu’à Limoges, il salua probablement l’évêque
Pierre Viroald ou son successeur Eustorge. L’un des
buts du voyage était indubitablement d’accumuler le
trésor de reliques dont pourrait s’enorgueillir la basilique
compostellane, et le Ve livre du Codex Calixtinus, rédigé
deux ou trois décennies plus tard, évoquera celles de
sainte Foy de Conques, saint Pierre, saint André, saint
Martin, saint Jean-Baptiste, sainte Marie-Madeleine,
saint Michel, saint Benoît et saint Nicolas.
Tout
au long de son périple, Diego Gelmírez rencontra d’immenses
chantiers. À Toulouse, il ne put voir que le chevet
et le transept de la basilique Saint-Sernin dont la
construction avait débuté vers 1070-1080 et qui avait
été consacré par Urbain II en 1096 en présence du légat
Richard, de l’archevêque Bernard de Tolède et des évêques
de Pampelune et d’Albi; la Porte Miègeville, avec son
tympan encadré par les représentations de saint Pierre
et de saint Jacques le Majeur était alors en voie d’achèvement.
Mais l’évêque Isarn avait également ouvert un autre
vaste chantier autour de la cathédrale Saint-Étienne,
dont le cloître, commencé vers 1100, s’étendait vers
l’église Saint-Jacques.
Moissac
avait été donnée à Cluny en 1049. L’abbaye de Saint-Martial
de Limoges le fut en 1062 et Saint-Pierre d’Uzerche
était devenue clunisienne en 1068. À Moissac, Diego
Gelmírez ne put voir que le cloître, achevé en 1100,
l’église étant en construction. L’abbaye Saint-Pierre
d’Uzerche, incendiée en 1028, fut reconstruite, consacrée
en 1085, et la dédicace avait eu lieu en 1097. Les abbayes
Saint-Pierre de Moissac et Saint-Martial de Limoges
possédaient de riches bibliothèques et d’actifs scriptoria.
À Limoges, connue pour ses émaux, la basilique du Saint-Sauveur
était terminée depuis cinq ans.
À
Cluny, où la construction d’une nouvelle église avait
été entreprise en 1088, seuls le chevet et le bras sud
du grand transept devaient être achevés lorsque Diego
Gelmírez y séjourna; les dernières études montrent que,
si une première consécration eut lieu sous Urbain II
en 1096, les deux dernières travées du transept furent
probablement consacrées par l’évêque Pierre de Pampelune
en 1109, l’église n’ayant bénéficié d’une dédicace qu’en
1130. Diego reçut à Cluny divers conseils et s’achemina
vers Rome en passant par Suse et la Savoie. À Rome,
il obtint enfin de Pascal II le pallium tant désiré.
Lorsque
Diego Gelmírez revint en Galice, il se consacra à la
gloire de son évêché. Mais les événements se précipitèrent.
Raymond de Bourgogne, dont l’Historia Compostellana
ne cesse de faire l’éloge, mais qui ne gagna aucune
des batailles auxquelles il participa, mourut en septembre
1107 à Grajal non loin de Sahagún. L’année précédente,
l’empereur Henri V était monté sur le trône et la “Querelle
des Investitures” avait repris. Quelques mois plus tard,
en mai 1108, ce fut le jeune infant Sancho, unique fils
du roi Alphonse VI, qui trouva la mort face aux musulmans
dans la bataille d’Uclés, faisant d’Urraca à nouveau
l’héritière du trône. En 1109, Alphonse VI et Hugues
de Cluny disparurent à leur tour. De son côté, le comte
Henri de Portugal mourut en 1112, laissant derrière
lui un fils de trois ans.
Tandis
que le successeur d’Hugues à Cluny, Pons de Melgueil,
intervenait dans le conflit entre l’empereur et le pape,
la reine de Castille Urraca épousait le roi d’Aragon,
Alphonse le Batailleur. Loin de mettre fin aux conflits,
ce mariage aboutit à une guerre ouverte entre les conjoints
qui dura jusqu’en 1117; pour asseoir son pouvoir face
à la reine qui résidait désormais à León, Diego Gelmírez
fit couronner roi à Compostelle le jeune Alphonse en
1111. Jusqu’à la mort de la reine en 1126, l’évêque
entretint avec elle des relations houleuses et généralement
mauvaises. Dans l’ensemble, la décennie 1110-1120 fut
une période troublée, au cours de laquelle l’église
de Compostelle fut incendiée, la reine et l’évêque successivement
emprisonnés, et la Galice connut en outre des attaques
de pirates.
L’ensemble
de ces événements se reflète dans l’Historia Compostellana.
À partir de 1109, date de la mort du grand-oncle de
la reine Urraca, Hugues de Semur, Cluny semble jouer
un rôle nettement secondaire dans l’oeuvre. Cette dernière
met tout d’abord en exergue les bonnes relations de
l’évêque Gelmírez avec la curie romaine, en soulignant
les visites à Compostelle du cardinal Deusdedit, du
cardinal Boson et du cardinal Hubert, et l’amitié qui
lia Diego Gelmírez au cardinal-diacre et chancelier
du pape Aymeric. L’Historia Compostellana s’attache
également à montrer les bonnes relations du prélat avec
les papes. En 1119 Gelmírez est prêt à aller jusqu’à
Clermont pour répondre à la convocation de Gélase II
exilé par l’empereur, empereur qui avait fait monter
sur le trône de saint Pierre l’archevêque de Braga Maurice
Bourdin. La mort de Gélase et l’élection consécutive
de Guy de Vienne qui prit le nom de Calixte II donnent
lieu à de nombreux chapitres qui évoquent l’amitié qui
lie l’évêque de Compostelle au nouveau pape, frère du
défunt comte de Galice et oncle du jeune Alphonse VII.
Au passage, les rédacteurs de la chronique mentionnent
les bonnes relations entretenues avec l’abbé Pons de
Cluny, puis avec son successeur Pierre le Vénérable,
mais désormais Rome remplace Cluny dans l’horizon compostellan.
Diego
Gelmírez, qui cherchait à transformer son siège exempt
en métropole, prit en effet le parti de se tourner vers
le pape, Calixte II, beau-frère de la reine Urraca qui
fut comtesse de Galice, et n’hésita pas à recourir,
le cas échéant, à l’appui de Jérusalem, à travers ses
patriarches, le Picard Guermond de Picquigny (1118-1128)
– Veramundus – et Étienne de La Ferté (1128-1130), ou
les pèlerinages effectués par certains chanoines de
son église. Grâce à ces appuis, et à de nombreux “cadeaux”
faits au pape, Diego Gelmírez obtint, le 27 février
1120, la dignité archiépiscopale, avec pour évêchés
suffragants ceux qui dépendaient de Mérida, ville située
en territoire musulman, notamment Coïmbre et Salamanque;
au passage, Diego se voyait investi de la fonction de
légat du pape Calixte face à l’archevêché de Braga.
Quatre ans plus tard, Mérida perdait définitivement
son rang de métropole au profit de Compostelle. C’est
dans ce contexte, entre 1121 et 1124, que l’archevêque
avait demandé au magister Giraldus d’élaborer un Registrum
de ses actes, où il apparaissait comme l’élu de Dieu
et le protégé de l’Apôtre, fidèle au roi contre ses
ennemis - la fille de Babylone Urraca et l’Aragonensis
tyrannus Alphonse le Batailleur -, appuyé par Rome et
par Cluny; ce Registrum constitua ensuite les chapitres
46 à 99 du Livre I, et les chapitres 1 à 56 et 59 à
63 du Livre II de l’Historia Compostellana.
La
mort du pape Calixte II le 12 décembre 1124 mit fin
à une période faste pour le nouvel archevêque, mais
celle de la reine Urraca le 8 mars 1126 fit monter sur
le trône son fils et le fils du comte Raymond de Galice,
Alphonse VII, que Diego Gelmírez avait contribué à éduquer
à Compostelle. L’Historia Compostellana, qui renchérit
sur les liens qui unissaient le roi à celui qui était,
affirme-t-elle, “suum patrinum et patronum et patrem
spiritualem et suum coronatorem”, ne tarde cependant
pas à qualifier le jeune monarque d’ingratus. C’est
dans ce nouveau contexte que l’archevêque ordonna la
compilation des actes et diplômes des rois, des reines,
des infants, et du comte Raymond, en faveur de l’église
compostellane. Ce premier volume devait être suivi de
quatre autres, consacrés aux actes et donations des
comtes, des archevêques et évêques, des “minorum potestatum
et aliorum hominum, qui potestates non fuerunt”, et
enfin des serviteurs de l’église, volumes qui ne virent
jamais le jour. Face à l’“ingratitude” du roi Alphonse
VII, le Tumbo A, richement enluminé, mettait en évidence
la faveur dont le sanctuaire avait été l’objet de la
part des princes et puissants de la terre.
L’archevêque
s’intéressa également de très près à la manifestation
visible de l’importance de l’Apôtre et de son sépulcre,
le bâtiment lui-même, consacré en 1105, pourvu de nombreuses
reliques et d’un riche trésor mobilier, agrémenté en
1122 d’une fontaine sur l’atrium septentrional ou “Paradis”,
église qu’il dota de livres richement reliés, de cloches
puis d’un cloître à partir de 1124. La cathédrale reçut
en 1125 la visite de la jeune veuve de l’empereur Henri
V, l’impératrice Mathilde, et en 1137 celle du duc Guillaume
X d’Aquitaine, qui y mourut le vendredi saint 9 avril
au pied du maître-autel.
C’est
probablement dans ce même contexte que Diego Gelmírez
entreprit de doter son sanctuaire d’un texte qui témoignât
du rayonnement du pèlerinage à Saint-Jacques. À une
première version de la découverte du tombeau de l’Apôtre
par Charlemagne à la suite d’une apparition de saint
Jacques à l’empereur, version qui peut être facilement
datée des années 1090-1095, c’est-à-dire du gouvernement
de Raymond et Urraca en Galice et de l’administration
du diocèse par Diego Gelmírez, s’ajouta le récit d’un
second voyage de Charlemagne en Espagne pour rechristianiser
les Galiciens, récit qui peut être daté des années 1120-1130,
l’ensemble formant finalement l’Historia Turpini, ou
Pseudo-Turpin. C’est également au cours des premières
décennies du XIIe siècle que fut élaboré le Ve Livre,
auquel Jeanne Vielliard donna le nom de “Guide du pèlerin
à Saint-Jacques de Compostelle”, qui mentionne un itinéraire
terrestre reliant, avant Roncevaux une série de sanctuaires
d’outre-Pyrénées visités par l’archevêque pendant son
voyage de 1105 ou ayant un lien avec l’histoire de Charlemagne,
et à partir de Roncevaux un chapelet de petites villes
qui avaient bénéficié de chartes de peuplement entre
1075 et 1110. Le Livre II, qui relate vingt-deux miracles
de saint Jacques, en emprunta également à des auteurs
divers afin de montrer la puissance de l’apôtre Majeur.
Aux lendemains de la mort de Diego Gelmírez, tandis
qu’était élaborée par le chanoine Pedro Marcio la troisième
et dernière partie de l’Historia Compostellana, l’ensemble
du Codex fut placé sous l’autorité du pape Calixte et
comporta d’innombrables références aux “amis” et “protecteurs”
de l’archevêque de Compostelle: Cluny, Jérusalem et
divers protégés du pape Calixte, tels les cardinaux
Robert et Aymeric cancellarius, ou encore “l’ancien
évêque de Bénévent”, probablement l’archevêque Roffredus.
Le patriarche de Jérusalem cité dans le prologue n’est
plus Veramundus - Guermond de Picquigny - mais celui
qui figurait dans sa lettre de 1120 comme “G. prior
gloriosissimi Sepulcri”, son successeur, Guillaume de
Messines (1130-1145), auquel sont attribués deux hymnes
et trois autres textes en l’honneur de saint Jacques
dans le premier livre du Codex.
Lorsque
Diego Gelmírez mourut, à la fin 1139 ou au début 1140,
il laissa derrière lui un siège florissant, métropole
d’une province ecclésiastique, doté d’une somptueuse
église richement ornée et bien pourvue en reliques,
et dont la renommée était appuyée par divers textes
qui en soulignaient l’histoire, le rôle et l’importance.
Avait il été un prélat “pro-français”?
Diego
Gelmírez est bien plutôt un prélat farouchement “pro-Compostelle”,
la gloire de Compostelle et la sienne étant si intimement
mêlées qu’il est presque impossible de les dissocier.
Dans son projet d’exaltation du siège apostolique de
Galice, Diego Gelmírez est cependant bien le Didacus
secundus des inscriptions contemporaines, c’est-à-dire
le digne continuateur de Diego Peláez (1071-1088) auquel
il succéda une fois passée la “parenthèse” clunisienne
représentée par Dalmace (1094-1095).
C’est
en effet sous l’épiscopat de Diego Peláez que commença
la politique d’exaltation de l’Église de Compostelle.
Diego Peláez fut le promoteur du grand chantier de construction
de la basilique romane, qui débuta dans les années 1070-1080.
Dans ces mêmes années furent élaborées à Compostelle
les premières pièces du “dossier” textuel compostellan.
En août 1077, en préambule à la Concordia de Antealtares
signée entre l’évêque Peláez et l’abbé Fagildo, figurait
pour la première fois l’histoire de la découverte du
tombeau de l’apôtre Jacques, située à l’époque du roi
Alphonse II le Chaste (791-842) et de l’évêque Théodemir
d’Iria (c.818-847). Dans le Cronicón Iriense, élaboré
à peine quelques années plus tard, vers 1080, la découverte
des reliques de saint Jacques, également placée sous
l’épiscopat de Théodemir et à l’époque d’Alphonse le
Chaste, est indiquée comme ayant eu lieu “diebus Caroli
regis Francie”, et le chapitre se termine sur la proclamation
de Théodemir comme “premier évêque du siège de saint
Jacques apôtre”, le retour d’Alphonse le Chaste dans
les Asturies “pour rencontrer Charlemagne roi de France”,
et sa mort. Le Cronicón évoque en outre un voeu de Ramire
II au sanctuaire apostolique, à la suite duquel il aurait
obtenu une grande victoire sur les Maures.
Ces
mentions, réelles et inventées, seront corroborées par
la suite, et donc “authentifiées”, par les textes rédigés
sous l’autorité puis l’épiscopat de Diego Gelmírez.
La première version de l’Historia Turpini, qui relate
la campagne de Charlemagne en Espagne pour “délivrer
le tombeau” de saint Jacques, élaborée sous le gouvernement
des comtes de Galice Raymond et Urraca avant la fin
du XIe siècle, développe la brève annotation chronologique
– fausse - du Cronicón Iriense. De même, l’identité
des “découvreurs” selon la Concordia de Antealtares
est authentifiée par le premier document copié en 1129
dans le Tumbo A, une donation royale datée de 834, qui
associe le roi Alphonse II et Théodemir d’Iria. Le Livre
III du Codex Calixtinus reprend en outre, en la ré-élaborant,
la légende relative à la translation du corps de saint
Jacques jusqu’en Galice après son martyre, légende née
en Galice dans la première moitié du XIe siècle, et
qui fut rapidement connue à Saint-Benoît-sur-Loire et
à Gembloux.
Une
ou deux décennies après la mort de Diego Gelmírez enfin,
le chanoine Pedro Marcio s’appuya à son tour sur le
Cronicón Iriense, en particulier sur la mention du voeu
de Ramire II, pour attribuer celui-ci à Ramire Ier,
qui l’aurait prononcé à la suite d’une victoire sur
les Maures à Clavijo, victoire qui mettait fin au tribu
annuel dû aux musulmans de cent jeunes filles chrétiennes.
Le “Voeu de Saint-Jacques” obligeait tous les habitants
du royaume à payer un cens à la basilique compostellane,
et il constitua l’un des principaux revenus du siège
jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
L’objectif
poursuivi par Diego Gelmírez s’inscrivait donc dans
la politique de glorification du siège compostellan
dont le pape León IX avait nié le caractère apostolique
en 1049 et qui se voyait menacé par la restauration,
en 1085, de l’Église de Tolède, dont le premier titulaire,
Bernard, était vite devenu primat des Espagnes. L’initiateur
de cette politique était indubitablement Diego Peláez.
Il faut ici rapprocher deux brefs passages de l’Historia
Compostellana qui révèlent cette continuité. L’un des
motifs du voyage de Gelmírez à Cluny en 1105 était,
semble-t-il, de recevoir du vieil abbé Hugues des conseils
pour obtenir le pallium à Rome. Après lui avoir rappelé
que même le clunisien Dalmace ne l’avait pas obtenu
du pape Urbain II, l’abbé de Cluny évoqua l’attitude
d’un prédécesseur de l’évêque auquel un légat pontifical
avait fait savoir par ses envoyés qu’il s’attendait
à ce qu’il vînt à sa rencontre en procession et lui
manifestât l’obéissance due à un envoyé du pape. L’évêque
de Compostelle – l’abbé reste volontairement vague,
situant l’anecdote “quodam tempore” – leur aurait répondu:
“Allez voir les cardinaux de cette Église et qu’ils
fassent montre de la même obéissance et vénération envers
les cardinaux de l’Église romaine que celle que leur
montreront ensuite les cardinaux romains à Rome”; le
second auteur de l’Historia ajoute que cette arrogance,
“l’Église romaine la garde en mémoire jusqu’au jour
d’aujourd’hui, et que, souvent évoquée, cela a nui et
continue à nuire à l’Église compostellane”. Le prédécesseur
de Diego Gelmírez, probablement Diego Peláez, aurait
ainsi fait savoir à l’Église de Rome qu’il considérait
son siège comme équivalent à celui de saint Pierre,
et qu’il n’était pas prêt à accorder aux envoyés de
l’évêque de Rome un traitement différent de celui qu’il
entendait recevoir à son tour. Est-ce cet orgueil –
supercilium – qui valut à Diego Peláez d’être déposé
par le légat Richard en 1088?
Or,
lorsqu’à la mort de Calixte II en 1124, Honorius II
monta sur le trône de saint Pierre, l’Historia Compostellana
rapporte que des rivaux et des détracteurs de l’archevêque
Gelmírez l’accusèrent à Rome de se comporter apostolico
more, aussi bien dans ses vêtements que lorsqu’il recevait
les offrandes des pèlerins, ce qui mit en colère le
nouveau pontife. L’affaire se solda par l’envoi à Rome
de deux chanoines compostellans qui “répartirent sagement
selon les indications du seigneur de Compostelle la
benedictio qu’ils apportaient de 300 maravédis”, 220
maravédis étant donnés au pape et 80 utilisés pour “adoucir
la curie” – “in sedanda curia” – . Cette accusation,
dont l’Historia Compostellana assure qu’elle n’avait
aucun fondement et que le pape en fut convaincu, met
cependant en évidence l’importance que l’archevêque
entendait donner à sa personne en tant que titulaire
du siège de l’apôtre saint Jacques. Comme l’évêque de
Rome, celui de Compostelle ne pouvait agir qu’apostolico
more.
Dans
le but de préserver ces privilèges sans heurter directement
Rome, Diego Gelmírez recourut entre 1090 et 1140 à tous
les appuis possibles. Face à Tolède où dominait Bernard,
homme du légat pontifical Richard de Saint-Victor de
Marseille, Diego joua la carte de l’abbaye de Cluny,
ou plus exactement celle de l’abbé Hugues de Semur,
oncle par alliance du roi Alphonse VI, grand-oncle d’Urraca,
comtesse de Galice. Lorsque le roi Alphonse VI et l’abbé
de Cluny disparurent, Diego Gelmírez se tourna vers
Calixte II, frère du défunt comte Raymond de Galice
et oncle du futur roi Alphonse VII, et noua des relations
étroites avec de nombreux cardinaux qui survécurent
à Calixte II. Il ne négligea pas pour autant Jérusalem,
dont le prestige était alors grand.
Tout
en menant une politique basée en grande partie sur les
relations familiales des rois et des comtes qu’il fréquentait,
et en courtisant successivement l’abbé de Cluny, les
papes et les patriarches, Diego Gelmírez faisait élaborer
dans l’école de sa cathédrale une série de textes, liés
à ceux des années 1070-1090, destinés à parachever l’oeuvre
de pierre qui était érigée parallèllement, la basilique
romane et ses alentours. Les excellentes relations avec
les abbés de Cluny et les papes, répétées à satiété
dans l’Historia Compostellana et corroborées par le
Codex Calixtinus, cachent en fait la véritable, l’unique
politique suivie par l’archevêque: l’indépendance de
son siège face à Tolède et sa reconnaissance comme l’égal
de ceux de Rome et Jérusalem. Lorsqu’il meurt vers 1140,
ce second objectif est effectivement atteint: Compostelle,
qui avait vécu trois siècles dans le splendide isolement
du pèlerinage, avait pris sa place dans la nouvelle
carte géo-politique que tentaient de créer le pape,
l’empereur et les rois de Jérusalem.
*
* *
Généalogie
simplifiée des rois de Castille et León et de la Bourgogne
(XIe-XIIe s.)

*
* *
Archevêchés
et évêchés exempts vers 1100.

*
* *
La
Bourgogne ducale, le comté palatin de Bourgogne et la
Provence.

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