HISTOIRE
DE S. JACQUES LE MAJEUR et du Pèlerinage de Compostelle
(abbé
J.B. PARDIAC)
12
CHAPITRE
XIII. ITINÉRAIRE
DE COMPOSTELLE A BORDEAUX.
J'ai
étudié avec vous, chers lecteurs, les trois phases
qui semblent imposées providentiellement à toutes
les choses humaines, l'origine, le progrès, la décadence
du pèlerinage de Compostelle. Chaque génération
de pèlerins est venue, sous nos yeux, se prosterner
devant ce tombeau, un des plus vénérés de la catholicité.
Nous avons contemplé leurs pieuses larmes, nous
avons été émus de leurs soupirs, et nous avons confondu
nos prières avec leurs prières embrasées. Comment
oublier ce que nous avons vu et entendu? Il faut
cependant dire adieu à ce sanctuaire chéri; la patrie
nous attend: la patrie est toujours plus belle et
plus aimée que le plus beau des pays étrangers.
Il est temps de la revoir!
Mais
par où revenir? Nos pères s'embarquaient parfois
à Vigo ou à la Corogne pour rentrer dans leurs foyers;
nous pourrions en faire autant, regagner même Porto
ou Lisbonne et de là Bordeaux, sur les ailes de
feu des modernes navires. Mais ne vaut-il pas mieux
varier ses jouissances en variant le chemin, et
moissonner d'autres traditions sur les sentiers
battus par tant de caravanes?
A
l'époque de la plus haute prospérité religieuse
de Compostelle, toute l'Europe était sillonnée par
des multitudes de pèlerins, qui se dirigeaient vers
la Galice. A ces troupes pieuses, parties de tous
les points, mais surtout de la France, s'acheminant
à petites journées vers l'extrême frontière de la
Péninsule Ibérique, exposées à la fatigue, aux accidents,
à la maladie, il fallait des routes bien tracées
et des hospices gratuits. Riches ou pauvres, presque
tous voyageaient en mendiants et en pénitents; ils
demandaient à la charité le pain de chaque jour,
et se présentaient sans aucun des attributs de la
grandeur humaine devant le tombeau de l'un des disciples
du divin Maître de l'humilité. La charité chrétienne
avait jalonné par des hospices les étapes de ces
voyageurs de la prière; en sorte que s'il était
possible de retrouver les vestiges ou les ruines
de ces saintes fondations, de ces casas pias, la
ligne droite ou courbe qui les relierait entr'elles,
donnerait le tracé exact de l'itinéraire des pèlerins.
Certains pèlerins s'écartaient de la voie ordinaire
pour faire des excursions à Saragosse, à Manrèse,
à Loyola, ou ailleurs, et modifiaient ainsi le tracé
commun. Je n'ai pas à suivre ces pieux fantaisistes
dans leurs excursions; je n'essaierai pas non plus
d'esquisser l'histoire des hospices de pèlerins
dans les royaumes étrangers ou même en France; je
me bornerai à énumérer ceux où se reposaient les
Jacopites dans le long trajet de Bordeaux à Compostelle.
Hospices
et chemins servaient sans doute dans beaucoup de
pays à des pèlerins de plus d'une sorte; mais certaines
villes, même éloignées, comme Amiens et Cambrai,
avaient des hospices affectés nommément aux pèlerins
de Saint-Jacques. Dans le voisinage ou sur la ligne
de Compostelle, ces hospices avaient une destination
naturellement réservée aux Jacopites.
Les
fondateurs de ces asiles nous ont rarement laissé
leurs noms: c'est surtout dans l'histoire de la
charité qu'on rencontre les oeuvres anonymes. Quel
immense bienfait cependant que ces toits nationaux
d'hospitalité, que les fatigues et la longueur de
la route avaient rendus si chers aux fervents pèlerins
du moyen-âge! Ils étaient échelonnés dans la direction
du chemin de Saint-Jacques, que Dieu a écrit en
lettres d'argent à la voûte du ciel; cette zone
lactée d'innombrables mondes que la sainte Écriture
appelle des armées, indiquait au pèlerin, comme
au pasteur, l'itinéraire qu'il devait suivre pendant
la nuit. Elle nous guidera nous-mêmes dans la recherche
d'une route tant de fois foulée par nos pères, mais
couverte aujourd'hui en partie par les herbes sauvages
ou par les forêts. Voici les principaux points de
cette route fameuse; je vais les indiquer et mentionner
sommairement les hospices qu'y rencontraient les
pèlerins:
-
Santiago ou Compostelle. Hospice fondé par Ferdinand
et Isabelle. J'en ai déjà parlé.
-
Zebrero... Hospice.
-
Ponferrada.
-
Astorga.
-
Léon.
-
Benavente... Hospice
-
Zamora.
-
Toro.
-
Palencia.
-
Burgos... Près de Burgos, un hospice de
pèlerins, bâti par Alphonse VIII, appelé pour cela
Hospital del rey. II y avait autrefois dans cet hospice
un interprète en faveur des pèlerins de chaque nation.
Ce magnifique hospice, que j'ai visité, a été converti
en hôpital civil.
-
S. Domingo de Calçada. Hospice.
-
Najera... Saint Jean l'Ermite y construisit un
pont pour les pèlerins.
-
Logroño... C'est de cette ville jusqu'à
Compostelle que saint Dominique de la Calzada, au
XI° siècle, fit une route et construisit des ponts
pour les pèlerins. Au XII* siècle, saint Jean l'Ermite
construisit à Logroño un pont sur l'Ebre.
-
Pampelune... Plusieurs hospices.
-
Saint-Zacharie.
-
Hurdaspal, dans la vallée de Roncevaux.
-
Urdache, à l'entrée de la Navarre.
-
Saint-Jean-de-Luz... Hospice de Saint-Jacques, bâti
en 1623, des deniers de Joanis de Haraneder et Gracie
de Chibau, son épouse; converti aujourd'hui en hôpital
civil.
-
Bayonne.
-
Vieux-Boucau.
-
Magescq... Hospice sur les ruines duquel on a
élevé la croix de l'hôpital.
-
Mimizan.
-
La Bouheyre.
-
Lhypostey.
-
Moustey... Hospice annexé à une église
des pèlerins.
-
Muret.
-
Mons.
-
Belin.. Hospice.
-
L'hospitalet de Béliet... Hospice.
-
Le Barp... Hospice de Saint-Jacques. Place de
l'aumône, où les pèlerins recevaient la passade.
-
Cayac... Hospice fondé au XIIIe siècle.
-
Bardanac... Hospice placé à l'extrémité des paroisses
de Talence, de Pessac et de Gradignan. Il fut fondé
au XV• siècle.
-
Bordeaux... Hospice de Saint-Jacques. J'en ai
parlé ailleurs.
-
Port de Trajet... Hospice.
-
Sadirac
-
Madirac.
-
Calamiac.
-
La Grande-Sauve, une des principales stations de
notre pays pour les pèlerins.
Les
pèlerins qui s'embarquaient pour revenir en Aquitaine
débarquaient ordinairement à Cap-Breton, bourg maritime,
près de l'Océan, dans le département des Landes.
De là ils suivaient une route dont voici les étapes:
-
Cap-Breton.
-
Saint-Jean-de-Marsacq.
-
Saint-Vincent-de-Xaintes
-
Gourbera.
-
Rion.
-
Mont-de-Marsan... Hôpital de Saint-Jacques.
-
Lucbarde
-
L'hôpital, écart de la paroisse de Lencouacq. Hospice.
-
Captieux... Hospice. Là commence le chemin que
les habitants du pays appellent lou camin dous saints
Jacques.
-
Saint-Michel-de-Bourideys. Hospice.
-
Saint-Selve.
-
Portets Hospice.
-
Le port du Tourne
-
Langoiran Hospice.
-
La Grande-Sauve.
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CHAPITRE
XIV. INFLUENCE
DU CULTE DE SAINT JACQUES SUR L'ART CHRÉTIEN.
Le
culte des tombeaux a été chez nous comme chez les
anciens un des principes générateurs des beaux-arts.
On a fait aux morts qu'on a voulu honorer de plus
splendides demeures qu'aux vivants. La magnificence
des tombeaux est la preuve sociale du grand dogme
de l'immortalité.
Les
pèlerinages, instinct filial et chrétien, rapprochent
ceux qui sont encore de ceux qui ne sont plus, ceux
qui pleurent ici-bas de ceux qui jouissent là-haut;
on baise avec bonheur la pierre sous laquelle gît
un germe de résurrection, complément infaillible
de la gloire des élus. On y prie avec espérance,
on y pleure avec joie. Les amis de Dieu sont aussi
les amis du pèlerin.
Mais
la reconnaissance pour des bienfaits obtenus, l'admiration
pour des vertus déjà récompensées dans un. monde
meilleur, mais permanentes dans la mémoire des peuples,
ne peuvent rester ni stériles ni inactives. En échange
de leur salutaire protection, on rend aux saints
ce que les hommes peuvent rendre, honneurs, louanges,
hymnes, sanctuaires, basiliques: notre pouvoir ne
va pas plus loin; mais ce pouvoir, inspiré par la
contemplation des héros évangéliques, chefs-d'oeuvre
de la grâce, gloire de l'humanité, s'est exalté
jusqu'au génie et a produit des merveilles. C'est
au-dessus d'un tombeau que Bramante et Michel-Ange
ont élevé une des basiliques les plus étonnantes
par l'harmonie de ses grandioses proportions et
par l'audace de sa hauteur aérienne. Si le prince
des apôtres n'a ni égal ni rival dans ce monde,
l'Église qui porte son nom dans la Ville éternelle,
ne pouvait non plus en avoir. Le temple est digne
du saint, si l'on tient compte de la faiblesse du
génie de l'homme plus habitué à rêver et poursuivre
la perfection qu'à la réaliser.
Inférieur
en dignité à saint Pierre, saint Jacques le Majeur
a obtenu pour son tombeau un monument inférieur
aussi en espace, en splendeur, à la basilique du
Vatican. Mais il y a des degrés dans le beau. On
peut admirer la cathédrale de Compostelle sans la
placer au premier rang.
Une
première église avait été bâtie par le roi Alphonse
le Chaste et l'évêque Théodomir au-dessus du tombeau,
laissé intact, du saint apôtre. Alphonse VI la restaura
et fit procéder, en 899, à une consécration solennelle
à laquelle assistèrent dix-sept évêques.
Le
concours des peuples à Santiago exigea bientôt une
réédification sur un plus vaste plan. Comme la plupart
des grands édifices religieux du Moyen Âge, la cathédrale
actuelle, tout en granit, est l'oeuvre de plusieurs
générations et appartient à plusieurs styles, parmi
lesquels le roman domine. Sa surface, unie à celle
du cloître, du palais archiépiscopal et de toutes
les dépendances, mesure 11,850 vares carrées.
Commencée
par un évêque de Santiago, D. Diego I Pelaez, vers
le milieu du XI° siècle, elle fut continuée par
son successeur, D. Pedro II, déjà abbé du monastère
de Cardeña; l'oeuvre fut poursuivie par le successeur,
D. Dalmace, dont j'ai déjà parlé, et qui mourut
en 1095. Elle fut enfin terminée par l'illustre
Gelmirez, premier archevêque de Santiago. Ce prélat
y baptisa Alphonse VII, dont il fut le précepteur,
l'y arma chevalier, y bénit ses armes et lui donna
l'onction royale. Il mourut en 1140.
Le
XI° et le XII' siècles sont donc les époques de
la célèbre basilique, l'ogive n'y fait que de timides
apparitions; son règne n'était pas encore arrivé.
Dans
les naïves sculptures du Moyen Age, il n'est pas
rare de voir un roi, un prince, un évêque ou tout
autre personnage pieux, se présentant à la porte
du ciel avec un petit modèle de cathédrale dans
la main. L'artiste de Santiago s'est montré dans
une attitude moins ambitieuse. Devant un pilier-trumeau,
au fond de la grande nef, l'homme de génie, que
son siècle adulait, s'est caché sous les traits
d'une statuette sans couronne, sans attribut, humblement
agenouillé, les regards tournés vers le sanctuaire
du Très-Haut et le tombeau de son disciple, plutôt
que vers son propre ouvrage. Quel est son nom? il
n'est écrit nulle part; Dieu seul le sait.
L'église
a la forme si vulgaire, mais si sainte, d'une croix
latine. Un large et magnifique transept, au-delà
duquel se déploient le choeur et le santuaire, se
déroule en tête de trois nefs romanes. Dix-neuf
piliers ou colonnes, de chaque côté, soutiennent
la voûte de la nef médiane, qu'on voudrait pouvoir
élargir. La blancheur monotone du badigeon dont
on a souillé le champ de la voûte et même quelques
chapiteaux, contraste d'une manière désagréable
avec l'azur du reste de l'édifice qu'on a respecté.
Les
boiseries sculptées et dorées de l'orgue méritent
une mention honorable; mais l'oeil est péniblement'
affecté par une disgracieuse guirlande de feuillage
dont on a festonné l'espace compris entre les arceaux
inférieurs et supérieurs de la nef principale.
D'autres
détails ne sont pas moins imparfaits; mais il est
juste d'admirer au fond de l'église les colonnes
à faisceaux, les piliers supportés par des lions
ou des griffons, et les riches sculptures qui décorent
les voussures et les tympans de cette partie du
monument. L'arbre de Jessé, la Trinité, le Christ
avec le Tétramorphe, les 24 vieillards de l'Apocalypse,
les prophètes, les évangélistes, les anges, les
démons, les vices, les vertus, sujets inépuisables
qui exercent depuis si longtemps le pinceau des
peintres et le ciseau des sculpteurs, figurent là
dans un vaste tableau de pierre qu'on ne se lasse
pas de contempler. J'y ai remarqué aussi une représentation
symbolique de l'avarice sous une forme qui m'était
encore inconnue: un diable hideux arrache de la
bouche de l'avare une pièce de monnaie avec des
tenailles, tandis qu'un autre diable l'étrangle
avec une corde.
Pénétrons
dans le choeur. Les boiseries en chêne sculpté avec
des sujets sont d'un travail remarquable. Avançons
jusque sous la coupole. Remarquons tout d'abord
que les tombeaux les plus vénérés, le Saint-Sépulcre,
le tombeau des saints Apôtres et celui de saint
Jacques le Majeur, sont abrités par des coupoles;
trinité de tombeaux, trinité de coupoles, à laquelle
je n'attache aucun sens mystérieux, mais qui m'a
semblé digne d'observation. Par sa structure aérienne,
la coupole ne touche à la terre par aucun point;
elle s'élance et semble fuir vers le ciel, dont
elle reçoit directement le jour; elle symbolise
donc naturellement les aspirations des saints qui,
pendant les jours de leur pèlerinage ici-bas, vivaient
déjà dans le ciel dont ils étaient citoyens.
La
coupole de Santiago, postérieure de plusieurs siècles
au corps de l'église, accuse le style gothique du
XV° siècle. Elle est peinte et dorée. D'immenses
flots de lumières pénètrent par la large ouverture
de son sommet, et font étinceler sur le parvis du
sanctuaire une féerique couronne de rayons.
L'harmonie
des lignes de la coupole est brisée par un appareil
en fer destiné à soutenir un énorme encensoir d'argent,
le roi des encensoirs, el rey de los incensarios,
qui n'apparaît qu'aux grandes solennités. Il faut
des câbles pour faire mouvoir ce vase de parfums,
unique dans son genre. Ses gigantesques ondulations
du sol à la voûte, et les nuages embaumés qu'il jette
dans l'espace, frappent les sens enivrés du peuple
et élèvent son âme vers Dieu.
Avançons
de quelques pas; nous voici dans le sanctuaire,
que le commun des fidèles n'aperçoit qu'à travers
une grille. Tout y est or et argent, ciselures,
perles, diamants et pierreries; tous les souverains,
rois et papes, toutes les nations ont concouru à
former ce trésor sacré, où la perfection du travail,
surtout pour le tabernacle, surpasse encore la richesse
de la matière. Ce tabernacle, tout en argent, est
le chef-d'oeuvre d'un artiste qui employa vingt
ans à le façonner; c'est le plus beau que l'on connaisse.
Nos pères, simples et modestes pour eux-mêmes, se
plaisaient à rehausser les pompes du culte; ils
croyaient ne pouvoir trop embellir les monuments
que leur piété élevait à la gloire de Dieu. Lorsque
la lumière de mille bougies se reflète sur ces brillantes
masses d'or et d'argent, sur les diamants et les
rubis, la réfraction des rayons cause un éblouissement
soudain; les yeux se ferment, l'imagination s'exalte
sous l'influence de ce spectacle inouï, et l'âme
se remplit de douces extases; on croirait assister
à une fête céleste plutôt qu'à une solennité de
la terre. Jamais la rêverie orientale n'a créé,
dans ses plus fécondes inventions poétiques, un
mirage aussi séduisant que cette réalité.
Des
anges-cariatides supportent un immense baldaquin
revêtu de lames d'argent ciselé. L'apôtre à cheval
est sous le baldaquin comme sous un dais d'honneur;
on le voit encore au-dessus du baldaquin, mais en
simple statue.
Sous
l'autel, à la portée de la main, un marbre rouge
indique le point correspondant de la crypte où repose
jusqu'à la fin des âges le corps de l'apôtre proto-martyr.
Que de générations ont prié et prieront encore devant
ce tombeau !
A
l'entrée du sanctuaire, deux chaires, l'une pour
l'Épitre, l'autre pour l'Évangile. J'ai constaté
ailleurs, par exemple à Vigo, l'usage de ces deux
chaires.
Mais
l'heure de l'office canonial vient de sonner; retirons-nous
de peur de troubler la psalmodie, sur un ton si
grave, des hommes de Dieu, de ces chanoines déchus
de leurs prérogatives. Remarquons en passant leur
surplis d'une forme vraiment impossible et le manteau
noir peu élégant dont ils le recouvrent.
Les
portes d'entrée de la basilique sont garnies de
voiles, selon un usage antique, dont j'ai raconté
ailleurs l'origine et la signification.
La
façade principale, sur la place del Consistorio,
est un rare chef-d'oeuvre de sculpture. Elle fut
commencée en 1602 par un architecte gallicien, D.
Fernando de Casas y Novoa. Les deux tours, qui en
font le principal ornement, ont chacune 240 pieds
d'élévation. L'une de ces tours s'appelle torre
de la carraca, tour de la crécelle, parce qu'on
y a placé la crécelle, en espagnol carraca, qui
appelle les fidèles aux offices pendant les jours
de la semaine-sainte, où le son des cloches est
interdit par les rubriques. L'autre tour et réservée
aux cloches de la cathédrale; elles sont au nombre
de douze, parmi lesquelles il faut compter celles
que donna Louis XI.
Entre
les deux tours, s'élève jusqu'à leur hauteur un
incomparable fronton. Saint Jacques, debout dans
une niche, semble regarder cette place, une des
plus monumentales de l'Europe, et la ville à laquelle
il a donné son nom.
Le
côté opposé de la place est occupé par un séminaire.
Sur le somptueux frontispice de l'établissement,
un bas-relief représente la bataille de Clavijo;
saint Jacques n'y a point été oublié, ni son cheval,
ni sa formidable épée. A droite de la basilique
s'étend le magnifique hospice bâti par Ferdinand
et Isabelle en faveur des pèlerins, aujourd'hui
hôpital civil et militaire; à gauche est un collège;
son entrée est remarquable par un tympan antique,
dont la Vierge est le sujet principal, avec le cortège
accoutumé des anges, des prophètes et des apôtres,
parmi lesquels il est facile de distinguer saint
Jacques avec son chapeau à coquilles.
Saint
Jacques, son bourdon, son chapeau, ses coquilles,
apparaissent à chaque instant sur les diverses parties
de la cathédrale. Les autres ornements ne sont qu'une
escorte d'honneur offerte au grand patron des Espagnes,
par les artistes respectueux et reconnaissants,
de même que les monuments de la place du Consistoire,
que je viens de décrire, ne sont là que pour faire
ressortir par leur infériorité relative la superbe
suprématie de la cathédrale qui les domine par les
avantages d'un terrain plus élevé, par la hauteur
de ses galeries et de ses tours et par l'exquise
perfection de ses détails.
On
me pardonnera de citer encore une particularité
qu'un touriste patient découvrira à l'un des angles
du monument, quand il sera arrivé à une petite place
arrosée par une fontaine. Ce n'est qu'une coquille,
mais c'est un chef-d'oeuvre justement vanté par
les artistes. Quelque maître de l'art, génie sans
avoir, aura voulu témoigner à saint Jacques sa piété
et sa reconnaissance. Dans sa pauvreté, une pierre
et son ciseau lui auront suffi pour produire une
merveille, qu'il aura offerte en ex-voto à la basilique
de l'apôtre.
Un
auteur moderne, voulant caractériser le mérite particulier
de quelques églises d'Espagne, a résumé ainsi ses
impressions: "Ce qui frappe dans la cathédrale
de Séville, c'est la majesté; à Léon, l'élégance;
à Tolède, la richesse; à Saint-Jacques en
Calice, la force". Nous souscrivons volontiers
à ce jugement, mais à la condition qu'on réservera
la force à l'intérieur de la cathédrale de Santiago,
et qu'on ne refusera pas la grâce à la partie extérieure.
Compostelle,
foyer du culte de saint Jacques, possède donc l'église
et les monuments les plus remarquables que l'art
chrétien ait enfantés en l'honneur de ce grand apôtre.
Mais ce culte, propagé par les pèlerinages, devait
avoir son expression, quoique sous une forme moins
solennelle, dans les autres contrées catholiques.
J'ai
déjà dit que plusieurs villes de l'Amérique portent
son nom.
L'iconographie
religieuse l'a successivement représenté dans les
diverses phases de sa vocation, de sa prédication,
de son martyre et de ses apparitions: apôtre, pèlerin,
guerrier, cavalier. Ses attributs sont multiples
comme son histoire. L'église de l'abbaye de la Grande-Sauve,
terminée et solennellement consacrée en 1231, refléta
par un de ses médaillons le culte de l'apôtre honoré
en ce lieu d'une manière plus particulière. Ce médaillon,
décrit par M. Cirot de la Ville, gravé par M. Drouyn, représente saint Jacques tenant de la main droite
un glaive, aujourd'hui mutilé, symbole de son martyre.
La légende inscrite autour du médaillon rappelle
aussi le genre de mort qu'il subit. Au chevet de
l'église on admire encore une statue de saint Jacques
en pèlerin, vêtu d'une robe et d'un manteau, pieds
nus, bourdon ferré à la main gauche, chapeau à larges
bords, panetière couverte d'une coquille.
J'ai
rapporté ailleurs un miracle opéré à Toulouse en
faveur d'un pèlerin par la protection de saint Jacques.
Cette curieuse légende est le sujet, en quatre scènes,
d'une peinture murale du XV° siècle, dans l'église
Saint-Georges, à Schlestadt (Bas-Rhin). Le même
sujet a été reproduit avec quelques variantes sur
un vitrail de 1554, dans l'église de Trie (Seine-et-Oise),
sur un vitrail de l'église Saint-Pierre de Roye
(Somme), sur un vitrail de Saint-Vincent, à Rouen,
et sur un vitrail du XVI° siècle, provenant, dit-on,
de l'abbaye de Fontevrault, conservé aujourd'hui
dans la bibliothèque de Vendôme, ainsi que sur un
bas-relief de l'église de Sémur, en Bourgogne. Cette
légende n'avait donc pas cessé d'être populaire
même au temps de la Réforme.
Une
autre légende dont je n'ai pu parler jusqu'ici à
cause de l'incertitude des dates, a inspiré une
autre oeuvre artistique que je dois faire connaître.
Vers l'époque du règne de Charles le Chauve, le
chef de saint Jacques fut offert à l'abbaye royale
de Saint-Vaast d'Arras. Leduin ou Liedvin, abbé
de Saint-Vaast depuis 1020 jusqu'en 1041, construisit
dans une terre qui était de son aleu et qui avait
nom Berclau, une église en l'honneur du Sauveur
et y transporta le chef de saint Jacques, qu'il
avait enlevé secrètement de la trésorerie de Saint-Vaast.
Martin, abbé de Saint-Vaast depuis 1155 jusqu'en
1181, va reprendre à Berclau la sainte relique et
la rapporte à Arras, où il la dépose provisoirement
dans l'église Saint-Michel, à Arras, afin de la
ramener processionnellement à l'abbaye. Mais Philippe,
comte de Flandre, qui avec son père Thierry avait
la domination sur la Flandre et le Vermandois, prétend
que ce chef sacré est à lui, puisqu'on l'a trouvé
sur sa terre. Il s'en empare de vive force malgré
les cris de la foule, et l'emporte à Aire-sur-la-Lys.
C'était en 1166. Pressé, menacé, il se décide, au
bout de six ans, à restituer la relique dont il
garde cependant une partie notable. Il avait scié
horizontalement le chef sacré et avait conservé
les os de la face. La partie supérieure de la tète
qu'il restituait, fut rendue à l'église de l'abbaye
de Saint-Vaast le jour de l'octave de saint Jean
l'Évangéliste, frère de saint Jacques.
Cette
histoire a été écrite au XII° siècle par un moine
de Saint-Vaast, nommé Guimann ou Wimadn, témoin
oculaire des faits, et tout récemment par M. l'abbé
E. Van Drivai, à qui nous empruntons ces détails.
Le
jour de la translation de la relique à Saint-Vaast
fut plus tard, tous les ans, une fête solennelle.
Cette fête devait se célébrer encore au XVII° siècle,
puisqu'on la trouve mentionnée dans le Rituale Vedastinum
de 1675, sous le titre de Relatio S. Jacobi.
Aire
avait conservé avec une portion de la relique toute
sa dévotion à saint Jacques. Une peinture murale
de l'église Saint-Pierre d'Aire reproduisit avec
la vie de l'apôtre les divers déplacements et voyages
de son chef précieux, et les miracles dus à l'invocation
du saint. Cette peinture, quoique restaurée, n'est
pas un .des monuments les moins curieux de l'Artois.
A
tous ces produits de la peinture chrétienne en l'honneur
de saint Jacques, je dois ajouter un triptyque du
maître-autel de la cathédrale de Meissen, dans le
royaume de Saxe. Saint Jacques est la figure principale
de ce travail anonyme du XV* siècle. Dans les temps
modernes, M. Hess a donné une place importante à
saint Jacques dans la fresque de la chapelle royale
de Tous les Saints, à Munich.
J'ai
déjà mentionné quelques vitraux. Bien d'autres encore
se sont décorés de la figure de saint Jacques. A
Bourges, un vitrail (XV° siècle) de la cathédrale
nous le montre fier et terrible sur le champ de
bataille de Clavijo. Un autre vitrail de la même
époque, ayant pour sujet saint Jacques, se voit
encore aujourd'hui à Anvers; c'est un don de Josse
Draeck et de Barbe Colibrant. Un vitrail du XVI°
siècle, qu'on admire dans le choeur de l'église de
Sainte-Waudru, à Mons, représente d'un côté Jacques
de Croï, évêque et duc de Cambrai, de l'autre saint
Jacques son patron. La vie et les miracles de saint
Jacques sont le sujet de remarquables verrières
de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne. Ils ont été
décrits par M. de Laqueuille, dans la Revue des
Beaux-Arts.
La
sculpture s'est exercée sur le même sujet. Qu'il
me suffise de rappeler les sculptures de la cathédrale
d'Amiens et un retable de la cathédrale de Clermont,
œuvre du XVI° siècle.
A
cause de l'importance et de la popularité de son
culte, saint Jacques se distingue par ses attributs,
non seulement parmi les autres apôtres à la façade
de nos temples ou dans nos sanctuaires, non seulement
dans les églises qui lui sont dédiées ou dans les
anciens hospices de pèlerins, mais encore sur des
monuments où le défaut d'espace ne permettait pas
de réserver une place aux douze envoyés du Christ.
Les croix des cimetières de Marcillac (XV° siècle),
dans le canton de Saint-Ciers-Lalande (Gironde),
de Saint-Vivien (XVI° s.), dans le canton de Saint-Savin
(Gironde), et de Dagnac (XVI° siècle), dans le canton
de Brannes (Gironde), nous en fournissent des exemples.
Sur ces trois monuments, décrits et gravés par M.
Drouyn, saint Jacques se montre avec ou sans coquilles,
à l'exclusion complète ou partielle des autres apôtres.
La
coquille de saint Jacques, un des ornements tant
de fois répétés de la basilique de Compostelle,
si souvent étalée sur les épaules du pèlerin, conservée
presque comme une relique au foyer domestique et
transmise dans les familles de génération en génération,
devait tôt ou tard attirer l'attention de l'artiste
chrétien. Nos églises sont des pages d'histoire;
on y a écrit en caractères de granit nos donations
pieuses, nos vertus, nos vices, nos mœurs. La vogue
des pèlerinages durant tant de siècles a laissé
des traces sur nos monuments, principalement sur
ceux de la Renaissance. La coquille du pèlerin a
acquis droit de cité dans nos églises, et ailleurs,
non seulement à cause de sa forme gracieuse, mais
encore à titre de symbole des pérégrinations de
Santiago. Une fois admise, elle a envahi nos portiques,
nos chapiteaux, nos bénitiers. Je ne citerai que
deux monuments, la chapelle Saint-Joseph (XVIe siècle)
de l'église Saint-Michel, à Bordeaux, et le sanctuaire
de l'église Saint-Bruno, dans la même ville. Ailleurs,
elle rayonne, en guise de nimbe, derrière le chef
vénéré des saints ou même de la sainte Vierge.
Prodiguée
à l'excès, la coquille a dégénéré en un monument
banal, qu'on retrouve même parmi les sculptures
funéraires. Je l'ai remarquée dernièrement parmi
les ornements du tombeau du duc de Montmorency,
à la chapelle du collége de Moulins, ancien couvent
de Visitandines, fondé par saint François de Sales
et sainte Chantal. Elle apparaît aussi sur le monument
funéraire du chanoine Ruyschen, à Saint-Servais
de Maëstricht, dont la Revue de l'Art chrétien a
donné la description. On n'est pas moins étonné
de la voir sur certaines croix, malgré l'absence
de saint Jacques. L'intéressante croix d'Héroudeville,
en Normandie, en est un exemple assez remarquable.
On
a décoré de la coquille de saint Jacques même des
monuments profanes, par exemple les vastes cheminées
des châteaux de la Renaissance et les divers meubles
qui composent l'ébénisterie de luxe.
J'ai
déjà raconté l'introduction de la coquille dans
le blason. Un célèbre personnage voulut honorer
son prénom de Jacques, non seulement en semant de
coquilles ses armoiries, quoiqu'il ne fût jamais
allé à Compostelle, mais encore en les déployant
sur un monument qui est encore debout. Je veux parler
de l'habile argentier de Charles VII, l'immortel
Jacques Coeur. En 1450, il acheta le château-fort
bâti par les deux frères Boisy, en 1398, dans la
paroisse Saint-Martin, entre Saint-Haon et Roanne,
et fit mettre, dit-on, cette inscription au-dessus
de la porte:
"Jacques
Cœur fait ce qu'il veut, et le roi ce qu'il peut".
Mais
pour son palais de Bourges, converti aujourd'hui
en hôtel-de-ville, il s'abstint de tout étalage
ambitieux et se contenta d'y faire reproduire en
mille endroits, ses emblèmes, des coquilles pour
son prénom de Jacques, des coeurs pour son nom de
Coeur. Les révolutions ont respecté ces innocents
emblèmes. Jacques Coeur vit encore sur les murs
de son vieux palais, aussi bien que dans l'histoire.
Ma
tâche est accomplie; une plume plus exercée aurait
exposé les mêmes choses avec plus d'intérêt, mais
non avec un désir plus sincère de glorifier un tombeau
et un sanctuaire que nos pères ont tant aimé. Je
m'arrête et j'offre pour bouquet à mes bienveillants
lecteurs les paroles du cardinal de Sourdis, archevêque
de Bordeaux. Cet illustre prince de l'Église écrivait,
en 1605, à ses diocésains: "Prions et exortons
tous nos chers et bien-aymez enfans de garder et
de n'obmettre les vieilles et anciennes dévotions
et pèlerinages". Puisse ce voeu, répété à deux
siècles et demi de distance par un humble pèlerin,
être entendu dans un pays jadis si dévoué à saint
Jacques! Le rétablissement de ces antiques pèlerinages,
qui ont développé dans toutes les classes le goût
du saint et du beau, me semble un complément nécessaire
de la restauration des beaux-arts au XIXe siècle.
L'ABBÉ
J. B. PARDIAC.
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delhommeb
at wanadoo.fr - 12/11/2011
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