HISTOIRE DE S. JACQUES LE MAJEUR et du Pèlerinage de Compostelle

(abbé J.B. PARDIAC)

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                                    HISTOIRE DE S. JACQUES LE MAJEUR et du Pèlerinage de Compostelle

(abbé J.B. PARDIAC)

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  CHAPITRE XIII.  ITINÉRAIRE DE COMPOSTELLE A BORDEAUX.   

 

  J'ai étudié avec vous, chers lecteurs, les trois phases qui semblent imposées providentiellement à toutes les choses humaines, l'origine, le progrès, la décadence du pèlerinage de Compostelle. Chaque génération de pèlerins est venue, sous nos yeux, se prosterner devant ce tombeau, un des plus vénérés de la catholicité. Nous avons contemplé leurs pieuses larmes, nous avons été émus de leurs soupirs, et nous avons confondu nos prières avec leurs prières embrasées. Comment oublier ce que nous avons vu et entendu? Il faut cependant dire adieu à ce sanctuaire chéri; la patrie nous attend: la patrie est toujours plus belle et plus aimée que le plus beau des pays étrangers. Il est temps de la revoir!

 

  Mais par où revenir? Nos pères s'embarquaient parfois à Vigo ou à la Corogne pour rentrer dans leurs foyers; nous pourrions en faire autant, regagner même Porto ou Lisbonne et de là Bordeaux, sur les ailes de feu des modernes navires. Mais ne vaut-il pas mieux varier ses jouissances en variant le chemin, et moissonner d'autres traditions sur les sentiers battus par tant de caravanes?

 

  A l'époque de la plus haute prospérité religieuse de Compostelle, toute l'Europe était sillonnée par des multitudes de pèlerins, qui se dirigeaient vers la Galice. A ces troupes pieuses, parties de tous les points, mais surtout de la France, s'acheminant à petites journées vers l'extrême frontière de la Péninsule Ibérique, exposées à la fatigue, aux accidents, à la maladie, il fallait des routes bien tracées et des hospices gratuits. Riches ou pauvres, presque tous voyageaient en mendiants et en pénitents; ils demandaient à la charité le pain de chaque jour, et se présentaient sans aucun des attributs de la grandeur humaine devant le tombeau de l'un des disciples du divin Maître de l'humilité. La charité chrétienne avait jalonné par des hospices les étapes de ces voyageurs de la prière; en sorte que s'il était possible de retrouver les vestiges ou les ruines de ces saintes fondations, de ces casas pias, la ligne droite ou courbe qui les relierait entr'elles, donnerait le tracé exact de l'itinéraire des pèlerins. Certains pèlerins s'écartaient de la voie ordinaire pour faire des excursions à Saragosse, à Manrèse, à Loyola, ou ailleurs, et modifiaient ainsi le tracé commun. Je n'ai pas à suivre ces pieux fantaisistes dans leurs excursions; je n'essaierai pas non plus d'esquisser l'histoire des hospices de pèlerins dans les royaumes étrangers ou même en France; je me bornerai à énumérer ceux où se reposaient les Jacopites dans le long trajet de Bordeaux à Compostelle.

 

  Hospices et chemins servaient sans doute dans beaucoup de pays à des pèlerins de plus d'une sorte; mais certaines villes, même éloignées, comme Amiens et Cambrai, avaient des hospices affectés nommément aux pèlerins de Saint-Jacques. Dans le voisinage ou sur la ligne de Compostelle, ces hospices avaient une destination naturellement réservée aux Jacopites.

 

  Les fondateurs de ces asiles nous ont rarement laissé leurs noms: c'est surtout dans l'histoire de la charité qu'on rencontre les oeuvres anonymes. Quel immense bienfait cependant que ces toits nationaux d'hospitalité, que les fatigues et la longueur de la route avaient rendus si chers aux fervents pèlerins du moyen-âge! Ils étaient échelonnés dans la direction du chemin de Saint-Jacques, que Dieu a écrit en lettres d'argent à la voûte du ciel; cette zone lactée d'innombrables mondes que la sainte Écriture appelle des armées, indiquait au pèlerin, comme au pasteur, l'itinéraire qu'il devait suivre pendant la nuit. Elle nous guidera nous-mêmes dans la recherche d'une route tant de fois foulée par nos pères, mais couverte aujourd'hui en partie par les herbes sauvages ou par les forêts. Voici les principaux points de cette route fameuse; je vais les indiquer et mentionner sommairement les hospices qu'y rencontraient les pèlerins:

 

- Santiago ou Compostelle. Hospice fondé par Ferdinand et Isabelle. J'en ai déjà parlé.

- Zebrero...  Hospice.

- Ponferrada.

- Astorga.

- Léon.

- Benavente...  Hospice

- Zamora.

- Toro.

- Palencia.

- Burgos... Près de Burgos, un hospice de pèlerins, bâti par Alphonse VIII, appelé pour cela Hospital del rey. II y avait autrefois dans cet hospice un interprète en faveur des pèlerins de chaque nation. Ce magnifique hospice, que j'ai visité, a été converti en hôpital civil.

- S. Domingo de Calçada. Hospice.

- Najera...  Saint Jean l'Ermite y construisit un pont pour les pèlerins.

- Logroño... C'est de cette ville jusqu'à Compostelle que saint Dominique de la Calzada, au XI° siècle, fit une route et construisit des ponts pour les pèlerins. Au XII* siècle, saint Jean l'Ermite construisit à Logroño un pont sur l'Ebre.

- Pampelune...  Plusieurs hospices.

- Saint-Zacharie.

- Hurdaspal, dans la vallée de Roncevaux.

- Urdache, à l'entrée de la Navarre.

- Saint-Jean-de-Luz... Hospice de Saint-Jacques, bâti en 1623, des deniers de Joanis de Haraneder et Gracie de Chibau, son épouse; converti aujourd'hui en hôpital civil.

- Bayonne.

- Vieux-Boucau.

- Magescq...  Hospice sur les ruines duquel on a élevé la croix de l'hôpital.

- Mimizan.

- La Bouheyre.

- Lhypostey.

- Moustey... Hospice annexé à une église des pèlerins.

- Muret.

- Mons.

- Belin.. Hospice.

- L'hospitalet de Béliet... Hospice.

- Le Barp... Hospice de Saint-Jacques. Place de l'aumône, où les pèlerins recevaient la passade.

- Cayac... Hospice fondé au XIIIe siècle.

- Bardanac... Hospice placé à l'extrémité des paroisses de Talence, de Pessac et de Gradignan. Il fut fondé au XV• siècle.

- Bordeaux... Hospice de Saint-Jacques. J'en ai parlé ailleurs.

- Port de Trajet... Hospice.

- Sadirac

- Madirac.

- Calamiac.

- La Grande-Sauve, une des principales stations de notre pays pour les pèlerins.

 

  Les pèlerins qui s'embarquaient pour revenir en Aquitaine débarquaient ordinairement à Cap-Breton, bourg maritime, près de l'Océan, dans le département des Landes. De là ils suivaient une route dont voici les étapes:

- Cap-Breton.

- Saint-Jean-de-Marsacq.

- Saint-Vincent-de-Xaintes

- Gourbera.

- Rion.

- Mont-de-Marsan... Hôpital de Saint-Jacques.

- Lucbarde

- L'hôpital, écart de la paroisse de Lencouacq. Hospice.

- Captieux... Hospice. Là commence le chemin que les habitants du pays appellent lou camin dous saints Jacques.

- Saint-Michel-de-Bourideys. Hospice.

- Saint-Selve.

- Portets Hospice.

- Le port du Tourne

- Langoiran Hospice.

- La Grande-Sauve.

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  CHAPITRE XIV. INFLUENCE DU CULTE DE SAINT JACQUES SUR L'ART CHRÉTIEN.

 

  Le culte des tombeaux a été chez nous comme chez les anciens un des principes générateurs des beaux-arts. On a fait aux morts qu'on a voulu honorer de plus splendides demeures qu'aux vivants. La magnificence des tombeaux est la preuve sociale du grand dogme de l'immortalité.

 

  Les pèlerinages, instinct filial et chrétien, rapprochent ceux qui sont encore de ceux qui ne sont plus, ceux qui pleurent ici-bas de ceux qui jouissent là-haut; on baise avec bonheur la pierre sous laquelle gît un germe de résurrection, complément infaillible de la gloire des élus. On y prie avec espérance, on y pleure avec joie. Les amis de Dieu sont aussi les amis du pèlerin.

 

  Mais la reconnaissance pour des bienfaits obtenus, l'admiration pour des vertus déjà récompensées dans un. monde meilleur, mais permanentes dans la mémoire des peuples, ne peuvent rester ni stériles ni inactives. En échange de leur salutaire protection, on rend aux saints ce que les hommes peuvent rendre, honneurs, louanges, hymnes, sanctuaires, basiliques: notre pouvoir ne va pas plus loin; mais ce pouvoir, inspiré par la contemplation des héros évangéliques, chefs-d'oeuvre de la grâce, gloire de l'humanité, s'est exalté jusqu'au génie et a produit des merveilles. C'est au-dessus d'un tombeau que Bramante et Michel-Ange ont élevé une des basiliques les plus étonnantes par l'harmonie de ses grandioses proportions et par l'audace de sa hauteur aérienne. Si le prince des apôtres n'a ni égal ni rival dans ce monde, l'Église qui porte son nom dans la Ville éternelle, ne pouvait non plus en avoir. Le temple est digne du saint, si l'on tient compte de la faiblesse du génie de l'homme plus habitué à rêver et poursuivre la perfection qu'à la réaliser.

 

  Inférieur en dignité à saint Pierre, saint Jacques le Majeur a obtenu pour son tombeau un monument inférieur aussi en espace, en splendeur, à la basilique du Vatican. Mais il y a des degrés dans le beau. On peut admirer la cathédrale de Compostelle sans la placer au premier rang.

 

  Une première église avait été bâtie par le roi Alphonse le Chaste et l'évêque Théodomir au-dessus du tombeau, laissé intact, du saint apôtre. Alphonse VI la restaura et fit procéder, en 899, à une consécration solennelle à laquelle assistèrent dix-sept évêques.

 

  Le concours des peuples à Santiago exigea bientôt une réédification sur un plus vaste plan. Comme la plupart des grands édifices religieux du Moyen Âge, la cathédrale actuelle, tout en granit, est l'oeuvre de plusieurs générations et appartient à plusieurs styles, parmi lesquels le roman domine. Sa surface, unie à celle du cloître, du palais archiépiscopal et de toutes les dépendances, mesure 11,850 vares carrées.

 

  Commencée par un évêque de Santiago, D. Diego I Pelaez, vers le milieu du XI° siècle, elle fut continuée par son successeur, D. Pedro II, déjà abbé du monastère de Cardeña; l'oeuvre fut poursuivie par le successeur, D. Dalmace, dont j'ai déjà parlé, et qui mourut en 1095. Elle fut enfin terminée par l'illustre Gelmirez, premier archevêque de Santiago. Ce prélat y baptisa Alphonse VII, dont il fut le précepteur, l'y arma chevalier, y bénit ses armes et lui donna l'onction royale. Il mourut en 1140.

 

  Le XI° et le XII' siècles sont donc les époques de la célèbre basilique, l'ogive n'y fait que de timides apparitions; son règne n'était pas encore arrivé.

 

  Dans les naïves sculptures du Moyen Age, il n'est pas rare de voir un roi, un prince, un évêque ou tout autre personnage pieux, se présentant à la porte du ciel avec un petit modèle de cathédrale dans la main. L'artiste de Santiago s'est montré dans une attitude moins ambitieuse. Devant un pilier-trumeau, au fond de la grande nef, l'homme de génie, que son siècle adulait, s'est caché sous les traits d'une statuette sans couronne, sans attribut, humblement agenouillé, les regards tournés vers le sanctuaire du Très-Haut et le tombeau de son disciple, plutôt que vers son propre ouvrage. Quel est son nom? il n'est écrit nulle part; Dieu seul le sait.

 

  L'église a la forme si vulgaire, mais si sainte, d'une croix latine. Un large et magnifique transept, au-delà duquel se déploient le choeur et le santuaire, se déroule en tête de trois nefs romanes. Dix-neuf piliers ou colonnes, de chaque côté, soutiennent la voûte de la nef médiane, qu'on voudrait pouvoir élargir. La blancheur monotone du badigeon dont on a souillé le champ de la voûte et même quelques chapiteaux, contraste d'une manière désagréable avec l'azur du reste de l'édifice qu'on a respecté.

 

  Les boiseries sculptées et dorées de l'orgue méritent une mention honorable; mais l'oeil est péniblement' affecté par une disgracieuse guirlande de feuillage dont on a festonné l'espace compris entre les arceaux inférieurs et supérieurs de la nef principale.

 

  D'autres détails ne sont pas moins imparfaits; mais il est juste d'admirer au fond de l'église les colonnes à faisceaux, les piliers supportés par des lions ou des griffons, et les riches sculptures qui décorent les voussures et les tympans de cette partie du monument. L'arbre de Jessé, la Trinité, le Christ avec le Tétramorphe, les 24 vieillards de l'Apocalypse, les prophètes, les évangélistes, les anges, les démons, les vices, les vertus, sujets inépuisables qui exercent depuis si longtemps le pinceau des peintres et le ciseau des sculpteurs, figurent là dans un vaste tableau de pierre qu'on ne se lasse pas de contempler. J'y ai remarqué aussi une représentation symbolique de l'avarice sous une forme qui m'était encore inconnue: un diable hideux arrache de la bouche de l'avare une pièce de monnaie avec des tenailles, tandis qu'un autre diable l'étrangle avec une corde.

 

  Pénétrons dans le choeur. Les boiseries en chêne sculpté avec des sujets sont d'un travail remarquable. Avançons jusque sous la coupole. Remarquons tout d'abord que les tombeaux les plus vénérés, le Saint-Sépulcre, le tombeau des saints Apôtres et celui de saint Jacques le Majeur, sont abrités par des coupoles; trinité de tombeaux, trinité de coupoles, à laquelle je n'attache aucun sens mystérieux, mais qui m'a semblé digne d'observation. Par sa structure aérienne, la coupole ne touche à la terre par aucun point; elle s'élance et semble fuir vers le ciel, dont elle reçoit directement le jour; elle symbolise donc naturellement les aspirations des saints qui, pendant les jours de leur pèlerinage ici-bas, vivaient déjà dans le ciel dont ils étaient citoyens.

 

  La coupole de Santiago, postérieure de plusieurs siècles au corps de l'église, accuse le style gothique du XV° siècle. Elle est peinte et dorée. D'immenses flots de lumières pénètrent par la large ouverture de son sommet, et font étinceler sur le parvis du sanctuaire une féerique couronne de rayons.

 

  L'harmonie des lignes de la coupole est brisée par un appareil en fer destiné à soutenir un énorme encensoir d'argent, le roi des encensoirs, el rey de los incensarios, qui n'apparaît qu'aux grandes solennités. Il faut des câbles pour faire mouvoir ce vase de parfums, unique dans son genre. Ses gigantesques ondulations du sol à la voûte, et les nuages embaumés qu'il jette dans l'espace, frappent les sens enivrés du peuple et élèvent son âme vers Dieu.

 

  Avançons de quelques pas; nous voici dans le sanctuaire, que le commun des fidèles n'aperçoit qu'à travers une grille. Tout y est or et argent, ciselures, perles, diamants et pierreries; tous les souverains, rois et papes, toutes les nations ont concouru à former ce trésor sacré, où la perfection du travail, surtout pour le tabernacle, surpasse encore la richesse de la matière. Ce tabernacle, tout en argent, est le chef-d'oeuvre d'un artiste qui employa vingt ans à le façonner; c'est le plus beau que l'on connaisse. Nos pères, simples et modestes pour eux-mêmes, se plaisaient à rehausser les pompes du culte; ils croyaient ne pouvoir trop embellir les monuments que leur piété élevait à la gloire de Dieu. Lorsque la lumière de mille bougies se reflète sur ces brillantes masses d'or et d'argent, sur les diamants et les rubis, la réfraction des rayons cause un éblouissement soudain; les yeux se ferment, l'imagination s'exalte sous l'influence de ce spectacle inouï, et l'âme se remplit de douces extases; on croirait assister à une fête céleste plutôt qu'à une solennité de la terre. Jamais la rêverie orientale n'a créé, dans ses plus fécondes inventions poétiques, un mirage aussi séduisant que cette réalité.

 

  Des anges-cariatides supportent un immense baldaquin revêtu de lames d'argent ciselé. L'apôtre à cheval est sous le baldaquin comme sous un dais d'honneur; on le voit encore au-dessus du baldaquin, mais en simple statue.

 

  Sous l'autel, à la portée de la main, un marbre rouge indique le point correspondant de la crypte où repose jusqu'à la fin des âges le corps de l'apôtre proto-martyr. Que de générations ont prié et prieront encore devant ce tombeau !

 

  A l'entrée du sanctuaire, deux chaires, l'une pour l'Épitre, l'autre pour l'Évangile. J'ai constaté ailleurs, par exemple à Vigo, l'usage de ces deux chaires.

 

  Mais l'heure de l'office canonial vient de sonner; retirons-nous de peur de troubler la psalmodie, sur un ton si grave, des hommes de Dieu, de ces chanoines déchus de leurs prérogatives. Remarquons en passant leur surplis d'une forme vraiment impossible et le manteau noir peu élégant dont ils le recouvrent.

 

  Les portes d'entrée de la basilique sont garnies de voiles, selon un usage antique, dont j'ai raconté ailleurs l'origine et la signification.

 

  La façade principale, sur la place del Consistorio, est un rare chef-d'oeuvre de sculpture. Elle fut commencée en 1602 par un architecte gallicien, D. Fernando de Casas y Novoa. Les deux tours, qui en font le principal ornement, ont chacune 240 pieds d'élévation. L'une de ces tours s'appelle torre de la carraca, tour de la crécelle, parce qu'on y a placé la crécelle, en espagnol carraca, qui appelle les fidèles aux offices pendant les jours de la semaine-sainte, où le son des cloches est interdit par les rubriques. L'autre tour et réservée aux cloches de la cathédrale; elles sont au nombre de douze, parmi lesquelles il faut compter celles que donna Louis XI.

 

  Entre les deux tours, s'élève jusqu'à leur hauteur un incomparable fronton. Saint Jacques, debout dans une niche, semble regarder cette place, une des plus monumentales de l'Europe, et la ville à laquelle il a donné son nom.

 

  Le côté opposé de la place est occupé par un séminaire. Sur le somptueux frontispice de l'établissement, un bas-relief représente la bataille de Clavijo; saint Jacques n'y a point été oublié, ni son cheval, ni sa formidable épée. A droite de la basilique s'étend le magnifique hospice bâti par Ferdinand et Isabelle en faveur des pèlerins, aujourd'hui hôpital civil et militaire; à gauche est un collège; son entrée est remarquable par un tympan antique, dont la Vierge est le sujet principal, avec le cortège accoutumé des anges, des prophètes et des apôtres, parmi lesquels il est facile de distinguer saint Jacques avec son chapeau à coquilles.

 

  Saint Jacques, son bourdon, son chapeau, ses coquilles, apparaissent à chaque instant sur les diverses parties de la cathédrale. Les autres ornements ne sont qu'une escorte d'honneur offerte au grand patron des Espagnes, par les artistes respectueux et reconnaissants, de même que les monuments de la place du Consistoire, que je viens de décrire, ne sont là que pour faire ressortir par leur infériorité relative la superbe suprématie de la cathédrale qui les domine par les avantages d'un terrain plus élevé, par la hauteur de ses galeries et de ses tours et par l'exquise perfection de ses détails.

 

  On me pardonnera de citer encore une particularité qu'un touriste patient découvrira à l'un des angles du monument, quand il sera arrivé à une petite place arrosée par une fontaine. Ce n'est qu'une coquille, mais c'est un chef-d'oeuvre justement vanté par les artistes. Quelque maître de l'art, génie sans avoir, aura voulu témoigner à saint Jacques sa piété et sa reconnaissance. Dans sa pauvreté, une pierre et son ciseau lui auront suffi pour produire une merveille, qu'il aura offerte en ex-voto à la basilique de l'apôtre.

 

  Un auteur moderne, voulant caractériser le mérite particulier de quelques églises d'Espagne, a résumé ainsi ses impressions: "Ce qui frappe dans la cathédrale de Séville, c'est la majesté; à Léon, l'élégance; à Tolède, la richesse; à  Saint-Jacques en Calice, la force". Nous souscrivons volontiers à ce jugement, mais à la condition qu'on réservera la force à l'intérieur de la cathédrale de Santiago, et qu'on ne refusera pas la grâce à la partie extérieure.

 

  Compostelle, foyer du culte de saint Jacques, possède donc l'église et les monuments les plus remarquables que l'art chrétien ait enfantés en l'honneur de ce grand apôtre. Mais ce culte, propagé par les pèlerinages, devait avoir son expression, quoique sous une forme moins solennelle, dans les autres contrées catholiques.

 

  J'ai déjà dit que plusieurs villes de l'Amérique portent son nom.

 

  L'iconographie religieuse l'a successivement représenté dans les diverses phases de sa vocation, de sa prédication, de son martyre et de ses apparitions: apôtre, pèlerin, guerrier, cavalier. Ses attributs sont multiples comme son histoire. L'église de l'abbaye de la Grande-Sauve, terminée et solennellement consacrée en 1231, refléta par un de ses médaillons le culte de l'apôtre honoré en ce lieu d'une manière plus particulière. Ce médaillon, décrit par M. Cirot de la Ville, gravé par M. Drouyn, représente saint Jacques tenant de la main droite un glaive, aujourd'hui mutilé, symbole de son martyre. La légende inscrite autour du médaillon rappelle aussi le genre de mort qu'il subit. Au chevet de l'église on admire encore une statue de saint Jacques en pèlerin, vêtu d'une robe et d'un manteau, pieds nus, bourdon ferré à la main gauche, chapeau à larges bords, panetière couverte d'une coquille.

 

  J'ai rapporté ailleurs un miracle opéré à Toulouse en faveur d'un pèlerin par la protection de saint Jacques. Cette curieuse légende est le sujet, en quatre scènes, d'une peinture murale du XV° siècle, dans l'église Saint-Georges, à Schlestadt (Bas-Rhin). Le même sujet a été reproduit avec quelques variantes sur un vitrail de 1554, dans l'église de Trie (Seine-et-Oise), sur un vitrail de l'église Saint-Pierre de Roye (Somme), sur un vitrail de Saint-Vincent, à Rouen, et sur un vitrail du XVI° siècle, provenant, dit-on, de l'abbaye de Fontevrault, conservé aujourd'hui dans la bibliothèque de Vendôme, ainsi que sur un bas-relief de l'église de Sémur, en Bourgogne. Cette légende n'avait donc pas cessé d'être populaire même au temps de la Réforme.

 

  Une autre légende dont je n'ai pu parler jusqu'ici à cause de l'incertitude des dates, a inspiré une autre oeuvre artistique que je dois faire connaître. Vers l'époque du règne de Charles le Chauve, le chef de saint Jacques fut offert à l'abbaye royale de Saint-Vaast d'Arras. Leduin ou Liedvin, abbé de Saint-Vaast depuis 1020 jusqu'en 1041, construisit dans une terre qui était de son aleu et qui avait nom Berclau, une église en l'honneur du Sauveur et y transporta le chef de saint Jacques, qu'il avait enlevé secrètement de la trésorerie de Saint-Vaast. Martin, abbé de Saint-Vaast depuis 1155 jusqu'en 1181, va reprendre à Berclau la sainte relique et la rapporte à Arras, où il la dépose provisoirement dans l'église Saint-Michel, à Arras, afin de la ramener processionnellement à l'abbaye. Mais Philippe, comte de Flandre, qui avec son père Thierry avait la domination sur la Flandre et le Vermandois, prétend que ce chef sacré est à lui, puisqu'on l'a trouvé sur sa terre. Il s'en empare de vive force malgré les cris de la foule, et l'emporte à Aire-sur-la-Lys. C'était en 1166. Pressé, menacé, il se décide, au bout de six ans, à restituer la relique dont il garde cependant une partie notable. Il avait scié horizontalement le chef sacré et avait conservé les os de la face. La partie supérieure de la tète qu'il restituait, fut rendue à l'église de l'abbaye de Saint-Vaast le jour de l'octave de saint Jean l'Évangéliste, frère de saint Jacques.

 

  Cette histoire a été écrite au XII° siècle par un moine de Saint-Vaast, nommé Guimann ou Wimadn, témoin oculaire des faits, et tout récemment par M. l'abbé E. Van Drivai, à qui nous empruntons ces détails.

 

  Le jour de la translation de la relique à Saint-Vaast fut plus tard, tous les ans, une fête solennelle. Cette fête devait se célébrer encore au XVII° siècle, puisqu'on la trouve mentionnée dans le Rituale Vedastinum de 1675, sous le titre de Relatio S. Jacobi.

 

  Aire avait conservé avec une portion de la relique toute sa dévotion à saint Jacques. Une peinture murale de l'église Saint-Pierre d'Aire reproduisit avec la vie de l'apôtre les divers déplacements et voyages de son chef précieux, et les miracles dus à l'invocation du saint. Cette peinture, quoique restaurée, n'est pas un .des monuments les moins curieux de l'Artois.

 

  A tous ces produits de la peinture chrétienne en l'honneur de saint Jacques, je dois ajouter un triptyque du maître-autel de la cathédrale de Meissen, dans le royaume de Saxe. Saint Jacques est la figure principale de ce travail anonyme du XV* siècle. Dans les temps modernes, M. Hess a donné une place importante à saint Jacques dans la fresque de la chapelle royale de Tous les Saints, à Munich.

 

  J'ai déjà mentionné quelques vitraux. Bien d'autres encore se sont décorés de la figure de saint Jacques. A Bourges, un vitrail (XV° siècle) de la cathédrale nous le montre fier et terrible sur le champ de bataille de Clavijo. Un autre vitrail de la même époque, ayant pour sujet saint Jacques, se voit encore aujourd'hui à Anvers; c'est un don de Josse Draeck et de Barbe Colibrant. Un vitrail du XVI° siècle, qu'on admire dans le choeur de l'église de Sainte-Waudru, à Mons, représente d'un côté Jacques de Croï, évêque et duc de Cambrai, de l'autre saint Jacques son patron. La vie et les miracles de saint Jacques sont le sujet de remarquables verrières de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne. Ils ont été décrits par M. de Laqueuille, dans la Revue des Beaux-Arts.

 

  La sculpture s'est exercée sur le même sujet. Qu'il me suffise de rappeler les sculptures de la cathédrale d'Amiens et un retable de la cathédrale de Clermont, œuvre du XVI° siècle.

 

  A cause de l'importance et de la popularité de son culte, saint Jacques se distingue par ses attributs, non seulement parmi les autres apôtres à la façade de nos temples ou dans nos sanctuaires, non seulement dans les églises qui lui sont dédiées ou dans les anciens hospices de pèlerins, mais encore sur des monuments où le défaut d'espace ne permettait pas de réserver une place aux douze envoyés du Christ. Les croix des cimetières de Marcillac (XV° siècle), dans le canton de Saint-Ciers-Lalande (Gironde), de Saint-Vivien (XVI° s.), dans le canton de Saint-Savin (Gironde), et de Dagnac (XVI° siècle), dans le canton de Brannes (Gironde), nous en fournissent des exemples. Sur ces trois monuments, décrits et gravés par M. Drouyn, saint Jacques se montre avec ou sans coquilles, à l'exclusion complète ou partielle des autres apôtres.

 

  La coquille de saint Jacques, un des ornements tant de fois répétés de la basilique de Compostelle, si souvent étalée sur les épaules du pèlerin, conservée presque comme une relique au foyer domestique et transmise dans les familles de génération en génération, devait tôt ou tard attirer l'attention de l'artiste chrétien. Nos églises sont des pages d'histoire; on y a écrit en caractères de granit nos donations pieuses, nos vertus, nos vices, nos mœurs. La vogue des pèlerinages durant tant de siècles a laissé des traces sur nos monuments, principalement sur ceux de la Renaissance. La coquille du pèlerin a acquis droit de cité dans nos églises, et ailleurs, non seulement à cause de sa forme gracieuse, mais encore à titre de symbole des pérégrinations de Santiago. Une fois admise, elle a envahi nos portiques, nos chapiteaux, nos bénitiers. Je ne citerai que deux monuments, la chapelle Saint-Joseph (XVIe siècle) de l'église Saint-Michel, à Bordeaux, et le sanctuaire de l'église Saint-Bruno, dans la même ville. Ailleurs, elle rayonne, en guise de nimbe, derrière le chef vénéré des saints ou même de la sainte Vierge.

 

  Prodiguée à l'excès, la coquille a dégénéré en un monument banal, qu'on retrouve même parmi les sculptures funéraires. Je l'ai remarquée dernièrement parmi les ornements du tombeau du duc de Montmorency, à la chapelle du collége de Moulins, ancien couvent de Visitandines, fondé par saint François de Sales et sainte Chantal. Elle apparaît aussi sur le monument funéraire du chanoine Ruyschen, à Saint-Servais de Maëstricht, dont la Revue de l'Art chrétien a donné la description. On n'est pas moins étonné de la voir sur certaines croix, malgré l'absence de saint Jacques. L'intéressante croix d'Héroudeville, en Normandie, en est un exemple assez remarquable.  

 

  On a décoré de la coquille de saint Jacques même des monuments profanes, par exemple les vastes cheminées des châteaux de la Renaissance et les divers meubles qui composent l'ébénisterie de luxe.

 

  J'ai déjà raconté l'introduction de la coquille dans le blason. Un célèbre personnage voulut honorer son prénom de Jacques, non seulement en semant de coquilles ses armoiries, quoiqu'il ne fût jamais allé à Compostelle, mais encore en les déployant sur un monument qui est encore debout. Je veux parler de l'habile argentier de Charles VII, l'immortel Jacques Coeur. En 1450, il acheta le château-fort bâti par les deux frères Boisy, en 1398, dans la paroisse Saint-Martin, entre Saint-Haon et Roanne, et fit mettre, dit-on, cette inscription au-dessus de la porte:

  "Jacques Cœur fait ce qu'il veut, et le roi ce qu'il peut".

 

  Mais pour son palais de Bourges, converti aujourd'hui en hôtel-de-ville, il s'abstint de tout étalage ambitieux et se contenta d'y faire reproduire en mille endroits, ses emblèmes, des coquilles pour son prénom de Jacques, des coeurs pour son nom de Coeur. Les révolutions ont respecté ces innocents emblèmes. Jacques Coeur vit encore sur les murs de son vieux palais, aussi bien que dans l'histoire.

 

  Ma tâche est accomplie; une plume plus exercée aurait exposé les mêmes choses avec plus d'intérêt, mais non avec un désir plus sincère de glorifier un tombeau et un sanctuaire que nos pères ont tant aimé. Je m'arrête et j'offre pour bouquet à mes bienveillants lecteurs les paroles du cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux. Cet illustre prince de l'Église écrivait, en 1605, à ses diocésains: "Prions et exortons tous nos chers et bien-aymez enfans de garder et de n'obmettre les vieilles et anciennes dévotions et pèlerinages". Puisse ce voeu, répété à deux siècles et demi de distance par un humble pèlerin, être entendu dans un pays jadis si dévoué à saint Jacques! Le rétablissement de ces antiques pèlerinages, qui ont développé dans toutes les classes le goût du saint et du beau, me semble un complément nécessaire de la restauration des beaux-arts au XIXe siècle.

 

  L'ABBÉ J. B. PARDIAC.          

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delhommeb at wanadoo.fr -  12/11/2011